1- Les Quatre Filles du Docteur March

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Un cheval.

Un cheval qui galopait au bord de l'eau. Les vagues jaillissaient autour de ses sabots, mais toujours plus vite, toujours plus loin, il galopait. Ses fers ne frappaient pas longtemps le sol, on aurait dit qu'il s'envolait petit à petit, mais retombait progressivement, une course éternelle dans l'eau. Les hautes herbes frémissaient à son approche, que cherchait-il ?

 Mais malgré la beauté de la créature, le spectateur aurait été soufflé devant l'apparition de son cavalier. Pour chevaucher une bête aussi naturellement, il aurait fallu être d'essence divine pour ne pas tout ruiner. Mais lui  l'était. Ses mains étaient crispées sur les rênes, en attente de réponses, et tendu sur son destrier, il faisait corps avec lui. Ensembles, ils partaient accomplir leur destin. Son regard fixé sur l'horizon, il espérait trouver ce qu'il cherchait. On lisait une flamme dans son regard, qui brûlait tout ce qui se mettrai en travers de son chemin, par avance. Ses pupilles noires restaient ancrées sur le ciel et ses pensées ne quittaient...

«- Espèce de sale petite incapable ! éructa une voix. Je t'avais dit de rentrer le bois et il fait déjà nuit !

La fillette eut un hoquet de frayeur. Le cheval et son cavalier s'évanouirent et elle revint dans le petit jardin qui sentait la boue et les ordures. Devant elle se tenait une petite bonne femme rondelette, le chignon en pagaille, et surtout les yeux furibards. Mme Nelson toisa un moment l'enfant, et la saisit par le bras.

-Je le savais, je le savais : poursuivi-t-elle. On ne peut rien te demander, tu finis toujours par te poser dans ton coin, là ! Et la soupe, tu crois qu'elle va s'faire seule ?! Quand c'est qu'tu comprendras que t'es ici pour travailler, T-R-A-V-A-I-L-L-E-R, hein ?!

Agitant sa main d'un air menaçant, elle lâcha un moment le bras fin pour empoigner quelques bûches et s'empressa de rentrer dans la maison. Terrorisée par ce qui allait suivre, la petite la suivit en balbutiant :

-Pardon pardon Madame Nelson, je vous promets que j'allais le faire, j'ai oubli....

-Tu as oublié, O-U-B-L-I-E ?! Encore, c'est ça ?! hurla la femme en sortant à nouveau. 

Elle planta ses énormes pieds dans le sol et la fille rentra ses épaules en espérant devenir une petite souris. Pour calmer son cœur qui risquait de sortir de sa poitrine, elle se concentra sur la capacité de Mme Nelson à épeler les mots quand cette dernière se mettait en colère. Étonnement, elle s'en tirait presque à chaque fois sans fautes, enfin ce n'était pas la petite qui se risquerai à la corriger. Elle l'avait tenté une fois, et le souvenir de la raclée qui avait suivi lui collait les lèvres pour les erreurs suivantes.

Mme Nelson rêvait de devenir écrivain. Ou journaliste. Enfin, avoir un nom dans le domaine de l'Ecriture. La Sainte Ecriture, mais pas celle de l'Eglise, à laquelle on mettait un s, parce qu'il y en avait plusieurs. Le menton levée, Euphémia Nelson (née Willis) ricanait si son interlocuteur confondait les deux. Si elle se rendait pieusement à l'église chaque dimanche, ses six enfants sur les bras, sa Bible à elle s'appelait « Les Quatre Filles du Docteur March », son Dieu Louisa May Alcott, une femme dans l'Ecriture, rien que ça ! Alors, l'interlocuteur cultivé souriait de sa naïveté et l'écoutait réciter les rêves de Joe ou frémir à la maladie de Beth. Bien sûr, continuait-elle invariablement, elle avait lu d'autres classiques, mais existait-il un livre plus parfait que « Les Quatre Filles du Docteur March » ? L'invité poli acquiesçait et tentait de changer de sujet.

Elle se vantait d'avoir écrit la meilleure rédaction de sa classe quand elle allait à l'école, à tel point que le maître lui demandait de corriger les fautes de ses camarades. Elle omettait de préciser qu'elle avait fini par l'épouser, en pleine préparation de son certificat d'étude. Et avait soigneusement posé cahiers et crayons dans un coin, parlant de son roman à elle qu'elle préparait depuis des années, depuis son enfance même. Elle avait déjà le titre : « Les Deux sœurs du Docteur Bell », livre qui bien sûr n'avait rien à voir avec l'illustre roman évoqué avant. 

Le Bonheur au pas de la porteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant