3-L'âme sœur de mon âme sœur est la mienne

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Deuxième jour d'école. Deuxième jour depuis qu'elle avait vu Sophie pour la dernière fois. Anne ne cessait de ruminer ses pensées sombres, tristes et désespérantes. Bien sûr, elle tentait de faire bonne figure devant les Cuthbert. Elle leur était reconnaissante de l'avoir adopté et de l'intégrer dans leurs familles. Elle était heureuse de savoir qu'elle pourrait mener une vie normale.

Mais chaque fois qu'elle savourait ce nouveau bonheur, le regard désespéré de son amie lui broyait le cœur. De toutes les orphelines qu'elle avait connues, Sophie faisait partie de celles qu'elle plaignait le plus. Et la savoir perdu là où elle ne connaissait rien ni personne ou maltraitée à l'orphelinat où elles avaient grandis la faisait se sentir égoïste, ingrate et injuste.

« -Anne ? Anne ? Tu m'écoutes ?

La rouquine secoua ses nattes et revint sur terre. Assises dans un coin de la salle de classe, les filles la dévisageaient. Anne déglutit et tenta un sourire. Diana répéta sa question :

-Je trouve que tu es dans la lune Anne. Est-ce que tout va bien ? Tu te faisais une telle joie d'aller à l'école !

Son amie lui sourit pour l'encourager à répondre. Anne ouvrit la bouche et faillit tout raconter ; son amie, sa culpabilité, les souffrances qu'elle devait endurer... Mais elle n'eut pas besoin de regarder les autres pour savoir qu'à part Diana, les filles près d'elle n'avaient rien à faire de la réponse. Alors elle se contenta de sourire à la ronde.

-C'est gentil Diana, merci de t'inquiéter. Mais tout va bien, je suis juste... Sous le choc, suite à cette tornade d'émotion qu'est ma première scolarisation.

Anne avait recherché ses mots pour formuler la réponse la plus correcte possible, pourtant seule Diana sourit à l'entente de sa réponse. Elle ne chercha pas à se demander pourquoi et écouta le débat passionné entre Ruby Gilies et Josie Pye pour savoir quand est-ce que Gilbert Blythe reviendrait à l'école. Qui était Gilbert Blythe, quand reviendrait-il, autant de questions dont les réponses ne concernaient pas Anne. Elle tenta de suivre la conversation en ignorant le pincement au cœur qu'elle ressentait.

Malgré les moqueries de quelques garçons et le mépris de certaines filles, la journée passa vite. Enfin, pour être plus précis, Anne ne fit attention à rien à l'école, trop préoccupée. Quand la cloche sonna, elle se leva sans un mot et commença à enfiler sa veste.

-Anne ? Nous sommes âmes sœurs, n'est-ce pas ? demanda tristement Diana en remettant son capuchon.

Anne écarquilla les yeux ; avait-elle réussi à se brouiller avec l'unique amie qu'elle s'était faite à Avonlea ?

-B-bien sûr que oui ! P-pourquoi, tu, tu penses qu'on ne devrait pas être amies ? Tu-tu ne m'aimes plus ? paniqua Anne.

-A demain Médor ! gloussa Billy Andrews en descendant les marches du porche.

Anne et Diana choisirent de l'ignorer et se retrouvèrent toutes seules sur le chemin.

-Oh Anne, tu es une formidable amie, et pour rien au monde je ne souhaiterai en changer ! Mais, continua Diana, je sens que tu es préoccupée en ce moment, pourquoi ne veux-tu pas me dire ce qui ne va pas ?

Son amie se mordilla les lèvres. Les yeux suppliants de la brune étaient sincères, Diana s'inquiétait vraiment, et Anne comprit qu'elle méritait de savoir.

-Eh bien, tu sais que je suis retournée à l'orphelinat pour la signature nécessaire à mon adoption...

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Arrivées au croisement, elles se turent. Elles surent que les pensées de l'une et l'autre allaient vers la fille, vers une fille de leur âge, loin, loin, de l'autre côté de Charlottetown, peut-être battue, souffrante... Et l'une comme l'autre adressèrent une prière muette au Ciel pour qu'elle soit, malgré la faible chance, en sécurité. Diana s'humecta les lèvres et se tournant vers la rouquine, lui tendit son petit doigt. D'un air grave, Anne le prit, et laissa son amie parler :

-Moi, Diana Barry, je jure devant toi Anne Shirley Cuthbert qui est mon âme sœur que ton amie Sophie Piaulai est désormais mon âme sœur également. Et que chaque soir, tant qu'elle ne sera pas en sécurité, je prierai pour elle.

Ce serment ne changeait peut-être pas le destin de Sophie, mais il réchauffa le cœur d'Anne ; où qu'elle soit, Sophie serait dans le cœur d'une autre personne. Pourvu qu'elle aille bien !

-Aaaanne ! Aaaanne ! hurla une voix.

Les deux amies tournèrent la tête et virent Jerry Baynard arriver en courant des pignons verts. Anne s'avança vers lui, inquiète :

-Jerry ? Que se passe-t-il ? Est-il arrivé quelque chose à Matthew ou Marila ?!

Essoufflé, le garçon se plia en deux et réussit à lâcher :

-Pas-pas eux, tout-tout va bien...

Il releva la tête et inclina sa casquette devant Diana avant de poursuivre

-B'jour Mam'selle !

-Bonsoir, répondit Diana.

Le garçon eut un sourire réjoui devant l'air distant de la jolie mam'selle mais fut coupé dans son admiration par une Anne exaspérée :

-Bon Jerry, que se passe-t-il ? Tu viens d'interrompre un serment d'une émotion importante...

-Ton amie. Mr Cuthbert m'a dit de courir te dire qu'elle était ici, lâcha Jerry. Elle ne lâche plus Marila, tu devras te dépêcher, elle va prendre racine, gloussa-t-il. Eh, mais attendez ! Vous, vous allez où ?! Anne ?! Mam'selle ?!

Médusé, Jerry suivit du regard les deux silhouettes qui couraient en direction de la maison des Cuthbert. Il ne put que conclure

-Tssss... C'est bien des filles... Même pas un merci...

Elles couraient de toute leur force, de toutes leurs jambes. Même Diana avait fini par relever sa robe pour aller plus vite, tant elle avait de peine à y croire. Quant à Anne, elle, elle refusait de penser et se contentait de courir.

Elles déboulèrent dans la cour et en un rien de temps furent couvertes de poussières. Matthew qui les vit arriver eut le temps de leur glisser :

-J'ai trouvé un petit oiseau près de la forêt...

Et dans la cuisine, elles en laissèrent tomber sacs et jupes. Agrippée à Marila et pleurant de soulagement, se trouvait une petite brune qui leur adressa un sourire mouillé.





[1]Quand c'est en gras et en italique, c'est en français dans le texte (j'ai toujours rêvé de dire ça 🤭) Parce que oui, l'histoire se déroule sur l'Île du Prince Edouard, où on parle anglais, même si beaucoup de français émigrés y vivent, tel que la famille de Jerry Bainard.

Le Bonheur au pas de la porteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant