Au moment où je pénètre dans le bar, une enfant déboule par l'autre porte, et sans même un regard vers moi s'élance dans l'escalier. Une porte claque au premier étage. La fillette, visiblement en colère, a abandonné celui qui entre deux secondes plus tard, le visage fermé, les yeux semblant lancer des éclairs de contrariété. Cela ne semble pas doucher l'enthousiasme de Shania, qui saute au cou du nouveau venu et s'y accroche comme un singe à son bananier, en passant ses jambes autour de ses hanches, et finit par rouler un patin monstrueux à l'homme. Apparemment, l'accueil doit lui plaire, parce qu'il passe les mains sous ses fesses à moitié à l'air dans son short en cuir bien trop court, et répond à son baiser avec un enthousiasme débordant. S'avançant sans la lâcher, il finit par la poser sur le comptoir, mais leurs bouches s'activent sans relâche pendant encore de nombreuses minutes avant qu'ils ne finissent par se séparer. Bon sang, je crois que je n'avais jamais vu un baiser aussi... inconvenant ?
Il finit par se reculer, l'abandonnant là, et salue les deux bikers toujours accoudés au zinc, d'une tape sur l'épaule. Est-ce donc lui, Monsieur Trammel ? J'avoue que je ne me l'imaginais pas comme ça. Plus vieux, ça c'est sûr : il doit avoir la petite trentaine, peut-être même pas. De haute stature, il est impressionnant, mais pas autant que Oak pourtant. Il doit faire dans le mètre quatre-vingt-dix, plutôt fin, mais c'est difficile à dire avec son blouson. Le même que tous les autres mâles que j'ai pu observer ici. Ses cheveux presque noirs sont coupés court, ce qui détonne avec les autres qui arborent des crinières impressionnantes. Il a les traits masculins, avec une mâchoire prononcée qui semble coupée à la serpe, assombrie par une légère barbe de trois jours, un front large et affirmé, et un nez fin qui lui confère une certaine harmonie. C'est un bel homme mais dont il émane une force un peu effrayante, une aura sombre qui me déstabilise immédiatement. Je suis loin du cliché du bon père de famille que je m'étais fait jusqu'ici.
Toute à ma contemplation, je me rends compte enfin qu'il s'est retourné vers moi et qu'il me fixe, les bras croisés, l'air courroucé.
_ C'est qui celle-là ? aboie-t-il soudainement, en me faisant sursauter.
Je me dandine d'un pied sur l'autre, mal à l'aise.
_ Je suis Jeanne Leroy, finis-je par annoncer avec une petite voix que je tente de redresser à la fin, dans un couinement ridicule.
_ C'est quoi cette connerie ! gronde-t-il. Elle est censée avoir cinquante ans !
Bon sang, encore cette histoire d'âge !
_ Bien sûr que non ! J'ai vingt-cinq ans ! C'est écrit noir sur blanc sur mon curriculum vitae ! Je sais bien ...
Il ne me laisse pas finir, s'élance vers la cuisine, et disparait dans l'obscurité derrière la porte. Tous m'observent, sans un mot, comme sidérés par le climat de tension ambiant, comme désireux de se tenir à l'écart du courroux du chef. Parce que là, c'est après moi et moi seule qu'il en a, visiblement ...
Il réapparait deux minutes plus tard, brandissant un dossier bleu dont il extirpe une feuille qu'il brandit sous mon nez avant de l'écraser sur la table avec hargne, soulignant du doigt une ligne d'un geste ferme :
_ Là, braille-t-il, c'est bien écrit cinquante-deux ans !
Tremblante, je me penche sur la table, cherchant des yeux les informations. C'est bien ma feuille de renseignements, avec mon nom, mon prénom et ... le nombre vingt-cinq écrit noir sur blanc. Je relève la tête, un peu perdue :
_ C'est bien écrit vingt-cinq, comme je vous l'avais dit ! D'ailleurs, j'ai indiqué ma date de naissance, le dix-sept novembre mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatorze. Là, juste là, dis-je en pointant l'information du doigt.
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Six Rivers tome 1 : Lead [ Sous contrat Evidence Editions]
RomanceQuand Jeanne, jeune institutrice française issue du milieu ultra-conservateur catholique, débarque en Californie du Nord pour débuter une nouvelle vie, et surtout fuir un mariage qu'elle ne veut pas, elle tombe de haut : loin du travail tranquille a...