- 8 ans plus tôt -
Mes doigts ne m'appartiennent plus, courent au-dessus du clavier, emportés par la mélodie. Je viens tout juste de débuter ce morceau, mais il habite déjà mes veines et je me laisse aller au rythme, goûtant au plaisir de ne plus faire qu'un avec le piano. Derrière moi, Sue tapote du pied nerveusement et de temps à autre se penche vers le cendrier près du pupitre pour y déposer la cendre de sa cigarette light. Une flagrance florale vient chatouiller mes narines tandis qu'elle se redresse, dessinant élégamment un vaste geste destiné à accompagner le mouvement périlleux que je m'apprête à effectuer. Et soudain, des rires au-dehors. Le bruit d'un klaxon. Une marchande qui vend ses marrons grillés. Mes doigts hésitent. Je perds le rythme tandis que le métronome à mes côtés continue strictement son va-et-vient, sans plus m'attendre d'aucune manière.
Aussitôt, Sue se rapproche, gesticule dans mon dos pour me faire repartir. Provoque le résultat inverse. J'entends son soupire exaspéré derrière moi. Elle essaie de garder son calme, mais je sens bien que je l'agace sévère depuis le début du cours.
- Mais c'est pas possible enfin, qu'est ce que t'es empotée aujourd'hui ! Tu n'es pas là, Jersey, tu n'es pas dans ce que tu fais !
Elle n'a pas tort. C'est le vacarme au-dehors qui dérobe toute mon attention. Le bruit. Les rires. Les cris. L'odeur de la fête, de la bière et des pâtes à sucre. J'enrage d'être ici, alors que tous mes camarades d'école sont dehors à en profiter. Sans daigner lui répondre, je tapote nerveusement la noire sur laquelle j'ai ripé et aperçois le marteau du piano qui bute contre les cordes. Avant de retomber, morne, sur la barre de repos. Rien ne bouge derrière moi, mais je sens le regard affuté de ma professeure. Elle scrute ma nuque, puis soupire à nouveau. Et finalement, je me retourne. Observant, un peu navrée, ma professeure, rude et intransigeante, mais que je considère depuis ma plus tendre enfance, comme un membre de la famille. Sue me toise en retour. Ses joues potelées et sur-poudrées gonflent en cadence, tandis qu'elle se mord la lèvre, comme à chaque fois qu'elle est contrariée.
- J'arrive pas à me concentrer aujourd'hui, je susurre, pateline.
- Tu n'essaies même pas, arrêtes ton char ! Même avec des moufles en plomb, tu jouerais mieux que ça. Tu as du talent pour la musique, et donc pas d'excuses ! Alors si tu crois m'attendrir avec tes yeux de merlan frit, tu te goures complètement !
Je retiens un sourire. À quoi je m'attendais ? Pour attendrir Sue Hemsworth, il faut se lever tôt. C'est bien connu, la petite bonne femme est une véritable main de fer coulée dans un gant en béton. Malgré ses airs plaisants et rieurs, son maquillage à outrance et ses jupes affriolantes, Sue est l'une des femmes les plus influentes du quartier d'East End. Et pour cause, c'est la patronne du Glitter Hall, le cabaret le plus réputé à des centaines de kilomètres à la ronde. Ancienne escorte girl londonienne, la pauvre irlandaise, sur qui personne n'aurait parié, avait réussi à monté son affaire, non sans l'appui financier d'un gros client l'ayant prise en affection. Tirant à outrance sur sa cigarette comme s'il s'agissait de la dernière chose qui vaille en ce monde, Sue me fait signe de reprendre là où je me suis arrêté. Je n'en fais rien et reste à la fixer, cherchant une manière de m'échapper à ce cours fortuit, organisé un peu plus tôt dans la journée sans que j'y consente.
- N'abuse pas de ma patience, Jersey, ou on recommence tout depuis le début. Si tu crois que...
Sue n'a pas le temps de terminer sa phrase qu'un coup embarrassé contre la porte l'interromps dans son monologue. Elle peste et répond d'une voix autoritaire. Celle qu'elle utilise toujours pour faire comprendre à ses danseuses qu'elle est occupée à autre chose et que s'il s'agit de chamailleries, elles feraient mieux de passer leur chemin. Dans un bruissement d'étoffe, entrent deux jeunes femmes plus pimpantes l'une que l'autre. La première est une des danseuses les plus illustre du lieu ; Lemon. Une beauté sauvage et piquante, aux grands yeux noirs et à la peau ambrée. Entichée de sa chevelure afro, bleue électrique, aussi aérienne qu'un nuage, elle se déhanche du haut de ses longues jambes fuselées, furetant une démarche de gazelle tandis qu'elle contourne la porte pour faire face à Sue. Dans son sillage, une seconde danseuse écarte les plumes de son costume pailleté pour frayer un passage à ses talons hauts sur le plancher. Les cheveux blonds tirés en arrière, elle porte à l'oreille une large fleur rouge qui rehausse le bleu profond de ses yeux. Je lui adresse un large sourire auquel elle répond par un clin d'oeil complice. Pearl est de loin ma danseuse préférée, pas parce qu'elle est la plus douée, mais parce qu'elle sourit toujours quand elle est sur scène.
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The Drunken Bastards *Tome 1, La Môme* [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]
RomanceIl y a huit ans, alors que son père, le célèbre Bush Abbott, est assassiné sous ses yeux, Jersey décide de fuir les bas-fonds de Bristone avec la ferme intention de ne jamais recroiser la route des Drunken Bastards. Devenue une jeune délinquante à...