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- Jersey - 

- Bristone, ici Bristone !

Les roues crissent contre les rails et les wagons s'entrechoquent soudain, butant les uns contre les autres façon domino. Je me redresse et aperçois par la fenêtre une fumée épaisse qui coule le long du train. Comme une vague brumeuse annonçant la tempête. J'étends mes jambes, assouplis mes membres ankylosés par le long voyage, puis bondis sur mes pieds pour attraper mon bagage. Une vieille, coiffée d'un chapeau à plumes et parfumée à la volée, me grille la priorité dans l'allée principale. Je finis par jouer des coudes pour atteindre la sortie, cueillie sur le seuil par cette bonne vieille odeur de ferraille, de fumée et de marée. Le vent ne tape pas fort ce matin, contrairement aux rafales mordantes de mes souvenirs d'enfant. Un peu plus loin, sur le quai, des goélands se chamaillent un morceau de brioche, encore emballé dans son bout de journal.

Le contrôleur se hisse devant moi. Comprenant que je m'apprête à descendre, il me reluque de haut en bas d'un air mauvais.

- Je m'arrête ici, j'annonce d'une voix ferme afin qu'il se range sur le côté et me laisse passer, serrant mon sac de voyage à m'en faire pâlir les jointures.

Celui qui a poinçonné mon billet quelques heures plus tôt, avec la délicatesse d'un burin, me fixe désormais le nez plissé, comme on toiserait une chienne pleine de puces qui s'est calée au fond d'une buanderie. Déjà plus tôt, il a examiné mes papiers pendant une éternité, au point que j'ai bien cru qu'il ne me les rendrait jamais. La découverte de mon genre, habilement camouflé sous mes vêtements d'homme l'a visiblement mis de travers. Alors, que je descende à Bristone, repère incontesté des femmes de mauvaises vies et des vices en tous genres, là, c'est le pompon ! Il émet une moue réprobatrice puis se décale pour me laisser circuler. Tandis que je pose une bottine sur le marchepied, je l'entends qui murmure à mon passage.

- Une trainée de plus en ville, alors ?

Je n'ai pas le temps de riposter qu'il me pousse en avant tandis qu'au-dehors siffle bruyamment le signal du départ. Je reprends ma respiration, outrée. J'avais oublié ce que c'était les hommes de cette petite bourgade reculée. J'avais oublié les remarques grinçantes, les regards lubriques. J'avais oublié le mépris. Ici est une région trop reculée au nord du pays pour qu'on y cultive les bonnes manières. Y'a que les ouvriers à venir. Et les marins bien sûr. Au final, c'est eux qui apportent un semblant d'ailleurs, de savoir-vivre et d'équilibre. Et encore... Quand ce ne sont pas des pauvres types largués ici et là entre deux marées. Le reste du monde tourne trop vite pour Bristone. Les temps modernes, c'est une idée abstraite. Un truc dont les gens ont vaguement entendu parler. Alors forcément, une femme qui porte un pantalon à bretelles, un manteau en laine bouillie, coulant bas le long de ses hanches et une large casquette en tweed, c'est pas ce qu'il y a de plus fréquent. Quelle ironie ! Je mets tant d'efforts à planquer ma longue tignasse rousse et ma cicatrice, que j'en oublie mon allure. Celui d'une femme qui fuit. En pour cause... Aux yeux de ces hommes, je suis de la pire race ! Une femme indépendante. Une femme prête à tout pour gagner sa croûte. Une femme qui va seule. Qui abandonne mari et enfants, si elle n'est pas lesbienne par-dessus le marché. Bref, une de celles qui descendent à Bristone !

J'écoute le train se remettre en marche derrière moi et prends quelques minutes pour rentrer les revers de ma chemise dans mon pantalon. La gare est déserte quand je remonte le hall vers la place de la fontaine. Petite, je n'ai pas souvenir de l'avoir jamais vu en état de marche. Et ce, même pendant les étés les plus chauds ou toute source d'eau aurait pourtant été la bienvenue. Je ne croise pas un chat tandis que je longe l'hôtel de ville pour me diriger vers les bas quartiers et celui le plus mal famé ; East End. Au loin, j'aperçois soudain les mâts et quelques points blancs sur l'océan. Ce sont les chaluts qui rentrent au port. L'ambiance y sera forcément plus animée. J'avance encore et débarque sur la place du marché. Les vivants sont là. Le brouhaha se fait soudain plus dense et en un rien de temps je suis happée par la foule. Les jambes tremblantes, j'avance prudemment, scrutant les passants, cherchant à reconnaître une démarche, un visage. Je cours après les souvenirs. Je cours après les odeurs et mon coeur tambourine douloureusement dans ma poitrine.

The Drunken Bastards *Tome 1, La Môme* [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant