Route

20 4 0
                                    

21h36.

Il fait nuit noire dehors, et les phares de la voiture éclairent les arbres environnant d'un halo orangé. Des ombres qui révèlent leur véritable nature au dernier moment, des branches qui penchent comme pour rétrécir la route un peu plus. Les virages se succèdent, ordonnent de ralentir. Tout cela a un effet inquiétant.

Dans la voiture, l'ambiance est inquiétante aussi. Le silence d'abord, tout juste rompu par le ronronnement du moteur – ronronnement désespérément monotone, d'ailleurs. L'obscurité ensuite, à peine repoussée par les voyants lumineux du tableau de bord. Compteur de vitesse. Heure. Niveau d'essence. Niveau d'huile. Heure. Température extérieure. Kilomètres parcourus.

Heure.

21h41.

Pas de compte-tours. Pourquoi ma voiture n'a-t-elle pas de compte-tours?

Il me semble que ce qui rend cette atmosphère aussi pénible, c'est cette impression d'inachevé. Le silence pas tout à fait silencieux, l'obscurité pas tout à fait obscure. L'entre deux eaux. C'est une des impressions les plus désagréables qui soient. Et pour ne rien arranger, il y a cette présence hostile dans la voiture.

21h45. Pile.

J'emmène Bastien chez moi.

C'est tout juste si je devine sa silhouette à mes côtés, dans la pénombre. Je suis presque certain que s'il faisait du bruit, je le verrais mieux.

Par réflexe, je tourne la tête vers lui. Il est sombre et méprisant, plein de morgue et de dédain. Il semble constamment me juger et proclamer la même sentence : Tu es dépassé, ringard.

Tu me fais pitié.

21h52.

Il ne me pardonnera jamais d'avoir perdu Clarisse. J'ignore même si je me le pardonnerai. J'aimerais tant revenir en arrière, mais revenir quand, revenir où ? Quel geste, quelle parole nous a menés là ? Je ne le saurai jamais, c'est affreux, affreux. Il est trop tard maintenant, elle a trouvé quelqu'un d'autre. C'est Bastien qui me l'a appris.

21h59. Presque 22h00.

Bientôt, cela fera vingt-cinq minutes que nous suivons cette voiture, devant. Elle nous interdit de la doubler et nous inflige sa lenteur. Comme sous le joug d'une loi de Murphy qui régirait le réseau routier, je tombe toujours, quand je prends le volant, sur ce genre de type au comportement bizarre. Qu'importe que le chemin soit droit et plat et sec et clair : ils ralentissent, accélèrent, freinent, sans raison. On se demande comment ils ont eu leur permis. Après, on s'étonne du nombre d'accidents de la route. On parle de gens qui ne respectent pas les limitations de vitesse. Mais finalement, ce sont eux les plus dangereux.

22h05.

Il faut que j'arrête de regarder l'heure sans arrêt.

La voiture devant nous ralentit encore un peu plus et je freine pour ne pas toucher le pare-chocs arrière. Bastien soupire bruyamment à côté de moi – il n'est pas si silencieux que cela finalement. Je cherche une occasion de dépasser mon prédécesseur, mais voilà que nous amorçons une série de virages ; ce serait trop dangereux, surtout en pleine nuit. Je me rabats donc. Bastien pousse un nouveau soupir.

Il est buté. D'après ce que j'ai cru comprendre, Clarisse l'envoie chez moi afin de pouvoir consacrer quelques jours à son amant. Il doit se sentir rejeté.

Les phares d'une voiture qui nous croise m'éblouissent – je dois être le seul ici-bas à utiliser les feux de croisement.

« Maman va demander le divorce.

— Ah. »

Je regarde Bastien à la dérobée. Son regard est encore plus méprisant qu'avant. Il pense que tout est de ma faute, il doit me trouver faible. Ça me fait mal au cœur d'imaginer ça.

Nous roulons en silence pendant quelques minutes, un silence encore plus pesant que tout à l'heure. La série de virages est derrière maintenant, et une route droite s'étale devant nous. La voiture que nous suivons a à peine accéléré.

« Tu comptes doubler un jour ? On va arriver dans un an.

— Eh, tu vois l'espèce de trait blanc au milieu de la route ? On appelle ça une ligne continue. »

Il s'écrase, mais je sens bien que ma remarque ne lui convient pas, qu'il brûle d'envie de me dire qu'il s'en branle, de ma ligne continue. J'étais pareil à son âge. Ça m'énervait qu'on respecte les règles quand rien ne nous y oblige. Ceux qui n'osent pas tricher sont des merdes.

La ligne continue laisse place à des traits espacés, mais devant moi la voiture accélère et atteint rapidement la vitesse limite autorisée, si bien que je n'ai plus de raison de la doubler. Ce que ne comprend pas Bastien, comme je pouvais m'y attendre. Je l'entends qui pousse un énième soupir bruyant, tandis que nous amorçons la descente d'une côte. Il lance :

« Tu es content ? Tu vas doubler maintenant ? »

... Il me prend pour une merde. Je tourne la tête.

« Écoute : ta gueule Bastien, d'accord ? Ta gueule ! »

Pendant une fraction de seconde, je le vois qui a les yeux écarquillés. Mais ce n'est pas moi qui l'effraie. Il regarde dehors. J'ai tout juste le temps de l'imiter avant de percuter violemment la voiture de devant.

*

Un morceau de papier.

C'est un entrefilet dans un journal local.

Accident mortel sur la D58

Hier soir, sur la route de Nicorps, une voiture avec à son bord un homme d'une quarantaine d'années et son fils de 15 ans a violemment percuté le véhicule du sexagénaire qu'ils suivaient depuis quelques temps et qui a terminé sa course dans le fossé. Les conducteurs sont indemnes, l'adolescent a perdu la vie. La cause de l'accident semble être un instant d'inattention du père à l'approche d'une priorité à droite. L'adolescent ne portait pas sa ceinture de sécurité.


Nouvelles lunesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant