L'AUBE DES DERNIERS

13. Minuit, Gabriel et probablement la chaise

C'était absolument incroyable comme c'était stupide.

Premièrement. « Je lis un livre passionnant » était la manière la plus merdique pour inviter quelqu'un à aller se promener sur une digue à minuit que j'avais jamais entendue.
Deuxièmement. Gabriel l'avait dit genre, devant tout le monde. Et c'était pas que le fait que les autres puissent le savoir m'exaspérait, mais le fait que les autres puissent le savoir m'exaspérait. J'allais sur la digue secrètement depuis mes treize ans. Peut-être que Gabriel s'était incrusté dans la tradition entre temps, mais c'était pas pour autant que la tradition changeait. Donc oui, c'était top secret, et c'était pas le problème de Gabriel.
Troisièmement. Les deux points précédents auraient pu compter, sauf qu'ils ne comptaient pas, parce que Gabriel n'avait certainement pas dit qu'il allait être sur la digue cette nuit. Littéralement. Il avait dit qu'il lisait un livre passionnant et je me faisais des films alors qu'il était tellement un nerd, tellement un hipster, tellement débile qu'il aurait vraiment pu refuser d'aller une soirée en disant qu'il lisait un livre et en utilisant le mot passionnant.
Quatrièmement. Le fait était que parce que Gabriel était un nerd, hipster, freestyleur en latin - porteur de chemises en satin - fanboy secret de Shakespeare et Oscar Wilde - débile, il aurait aussi très bien pu me dire de venir sur la digue en disant qu'il lisait un livre passionnant.
Cinquièmement. Gabriel était chiant.
Sixièmement. J'étais en train d'overreflechir à tout ça alors que, le cinquième point, précisément. Il avait remis nos soirées digue ? Trop aimable de sa part. Mais j'en avais rien à faire. Dans le Top 5 Des Activités que Je Choisirais le Moins Pour m'Occuper Cette Nuit, il y avait : faire des bracelets d'amitié avec Bettina, aller en garde à vue, faire du bateau avec Agathe, rester coincé dans le grenier d'une maison en feu, et puis parler à Gabriel.

J'ai roulé des yeux avec irritation et j'ai posé mon pied sur une autre branche.

Je crois que j'avais jamais été aussi exaspéré. De toute ma vie. Agathe m'exaspérait parce qu'elle s'était amusée sur une barque cygne légendaire, avait laissé Théo se noyer et s'était mise avec Will le psychopathe. Bettina m'exaspérait parce qu'elle me faisait confiance. Maud m'exaspérait parce que je l'ignorais et qu'elle m'ignorait en retours. Gabriel m'exaspérait parce qu'il existait. Ada, Decembre, Sirius, Hippolyte et les autres m'exaspéraient et je comprenais même pas pourquoi. Mais le pire, c'était moi. Même penser des commentaires de hater sur Gabriel et à quelle méthode je choisirais pour le tuer ne me divertissais plus. J'arrivais même pas à imaginer comment les choses pouvaient être pires.

Sauf qu'en fait si. J'ai déplacé ma main sur le barreau de l'échelle en soupirant de désespoir.

En fait si — je pouvais très bien l'imaginer, parce que j'étais debout sur la stupide échelle que Bettina utilisait pour cueillir les mûres du stupide mûrier platane devant ma chambre pour stupidement faire le mur et que j'allais probablement stupidement tomber et mourir comme ça, maintenant, dans la quête de retrouver, tw: personne la plus horriblement stupide de l'histoire de l'humanité, Gabriel, sur la digue.

Je me suis rendu compte que j'étais en train d'écrire REGRET avec mon doigt sur le tronc du mûrier, et j'ai eu envie de pleurer.

Je savais pas si l'envie de me suicider était arrivée avant ou après l'idée de passer par l'échelle et l'arbre, mais jamais elle n'avait été aussi puissante que maintenant.

Il était pas trop tard pour faire demi tour. En fait, si je voulais faire demi-tour, c'était maintenant ou jamais, parce que si je mettais mon pied sur le barreau de l'échelle ça allait être bien plus compliqué de remonter dans l'arbre.
J'ai mis mon pied sur le barreau de l'échelle. Ai ravalé un sanglot. Ai soufflé you could say they're selling like ghost cookies pour que ce soient mes dernières paroles si je tombais et mourrais accidentellement ou volontairement.
Et j'ai commencé à descendre l'échelle.