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Un grand colosse roux arpentait les rues de la Citacielle, cette étrange cité flottante qui gravitait au-dessus de l'arche du Pôle, d'un pas décidé. Il arriva devant l'un des manoirs de la ville, qui portait le nom de « Domaine de Mme Ophélie » comme l'indiquait l'écriteau gravé, cadeau de Bérénilde à l'occupante des lieux.

Le colosse s'arrêta devant la lourde porte de bois clair, actionna le heurtoir de métal et attendit qu'on lui ouvre. La porte s'ouvrît sur une petite silhouette encharpée, vêtue intégralement de gris perle, de la jupe à la veste, à l'exception des bottines toujours en cuir marron comme les gants qui recouvraient ses petites mains.

- Mme Ophélie, la salua-t'il gravement.
- Renard, répondît la liseuse. Les nouvelles sont bonnes?
- Elles ont l'air, oui. Les juges sont encore en plein débat mais ça sent bon.
- Bien.

Ophélie s'autorisa à respirer. Enfin elle allait revoir Thorn, ailleurs que dans cette froide cellule de prison, et pouvoir lui parler, plus souvent que les dix minutes hebdomadaires que l'on lui avait octroyée. Cela faisait vingt et un jours que cette situation durait et la jeune femme était heureuse- selon les dires de Renard- d'y mettre enfin un terme.

- Entrez donc ! s'empressa-t'elle de dire, voyant que son ami se frictionnait les bras. Vous me détaillerez tout cela à l'intérieur.

- C'est à dire que... hésita le valet. Mme Bérénilde m'envoie vous chercher. Elle veut que vous soyez présente pour l'annonce de la sentence finale.

Pourtant, lors de sa dernière visite, soit deux semaines avant le procès, Thorn lui avait demandé de ne pas y assister.
-Je ne veux pas que des Mirages s'en prennent à vous, avait-il déclaré. Surtout pas ce jour-là.

Et elle avait respecté son souhait. Néanmoins, elle s'était levée tôt ce matin, avait remis sa toilette de la veille, trop ailleurs pour prendre le temps de s'en choisir une nouvelle, et avait refusé d'avaler quoi que ce soit, à l'exception d'une tasse de café, sous le regard estomaqué de sa mère qui ne comprenait pas pourquoi sa fille se mettait dans des états pareils.

- Laissez-moi seulement le temps de prévenir ma famille et de leur dire de ne pas bouger d'ici en mon absence. Et mettez-vous au chaud! Je ne voudrais pas que Gaëlle m'accuse de vous avoir maltraité... rit-elle doucement.

Renard entra donc dans la grande demeure, précédant ainsi Ophélie qui le guidait. Elle l'introduit dans la grande salle à manger, lieu où s'était agglutinée sa famille entière. Le valet faillit lâcher sa casquette de stupeur devant le spectacle qui se déroulait sous ses yeux.

Contaminés par la colère et l'anxiété de certains Animistes, les fauteuils tremblaient, les tables basses faisaient des numéros de claquettes et la porte de l'armoire à service à thé claquait furieusement. Heureusement, la table haute et les chaises, occupées par les petites sœurs et le petit frère d'Ophélie, étaient calmes grâce à l'animisme apaisant du petit groupe. Tout ce bruyant cirque s'arrêta lorsque les Animistes virent l'acolyte de leur parente passer sa grande carrure dans l'encadrement de porte et s'installer sur l'une des chaises vacantes.

Le grand-oncle et la tante Roseline, qui avaient immédiatement compris la raison de la visite de Renard, se faufilèrent jusqu'à lui et prirent place à ses côtés.
- Alors bonhomme ! tonna le grand-oncle. Comment ça se profile en bas?

Pris au dépourvu, le colosse roux sursauta sur sa chaise et lui servit la même réponse qu'il avait donné à Ophélie. Puis il crispa les mâchoires, indécis. Devait-il leur faire part de la requête de Bérénilde ? Il se tourna vers Ophélie, guettant sa réaction. Celle-ci lui adressa un signe de dénégation, avant de se racler la gorge et d'annoncer elle-même la requête de la favorite parmi les favorites.

Ce fut la débandade dès que la jeune femme referma la bouche. Sa mère, toute en rouge comme à son habitude, fut la première à réagir.

- Aller là-bas ! Seule, et sans chaperon! Pour aller soutenir ce... ce criminel ! s'époumona-t'elle. Tu n'oserais pas !

- Je suis une femme mariée maman, je n'ai plus besoin d'être chaperonnée. De plus, Thorn n'est pas un criminel et a été gracié par le seigneur Farouk en personne !

- Tu devrais écouter ta mère ma petite, lâcha une voix crispée dans l'assemblée d'Animistes.

Cette voix appartenait à une femme intégralement vêtue de noir, aux curieuses bésicles dorées et coiffée d'un chapeau tout aussi curieux du haut du duquel une cigogne dardait son bec droit sur Ophélie : la Rapporteuse du Familistère d'Anima.

- Dans quelques jours, glapit la femme, je devrais faire mon rapport aux Doyennes. Lorsqu'elles en apprendront le contenu, elles seront très en colère ma fille, tu peux me croire sur parole !
- Cela n'a rien à voir ! intervint la tante Roseline. Si Bérénilde a besoin d'Ophélie, c'est pour une bonne raison.

La mère de sa filleule s'apprêta à répliquer mais :
- Je l'accompagnerai, ajouta la veuve, coupant ainsi court à toute autre protestation.
- Et moi aussi! s'exclama vigoureusement le vieux parrain d'Ophélie.

La jeune Animiste adressa un sourire reconnaissant à chacun d'eux.

- Allons-y, conclût-elle enfilant un manteau, réajustant son écharpe et attrapant le chapeau à voilette qui ne la quittait plus dès qu'elle sortait de son domicile.

- Tu ne t'en tireras pas comme cela ! tonna la mère plus rouge que jamais. Tôt ou tard, il faudra bien que tu nous expliques tout ce brol!

- Plus tard maman, voulez-vous ? soupira Ophélie excédée. Laissez-moi retrouver Thorn, ensuite nous discuterons.

La matriarche n'eut pour toute réponse qu'un reniflement hautain. Sentant ses Griffes se déclencher, la liseuse se détourna de la vingtaine d'yeux qui la fixait, vissa son chapeau sur son chignon sempiternellement mal arrangé, mit sa voilette en place au-dessus de ses lunettes qui s'étaient assombries sous le coup de son agacement et s'en fût dans un claquement de jupe et de bottines, talonnée de près par son parrain et sa marraine.

Renard, lui, avait jugé utile de rester auprès des Animistes pour garder un œil sur la situation.

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