VII

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Étourdie par son malaise, Ophélie ne se sentit pas tomber. Elle n'entendait ni ne voyait rien. Ni les cris de sa mère, ni la cavalcade des meubles soudainement réanimés, ni les mines franchement inquiètes de son père, son grand-oncle et sa marraine.
Seule une voix la sortit de sa torpeur : celle de Thorn, teintée d'inquiétude habilement masquée aux yeux des autres mais pas à ceux d'Ophélie qui avait appris à en décoder les accents.

- Ophélie, dit-il. Vous êtes brûlante.
La susnommée voulut lever sa main vers son front pour s'en assurer mais une vive douleur semblable à un étau de métal lui enserra les tempes. Elle gémit.
L'ex intendant, qui avait cassé sa carcasse en quatre pour réceptionner (du mieux qu'il put) son épouse affaiblie, se releva et fit face à sa belle-mère.
Cette dernière se grandit maladroitement, arquant son dos et pointant son menton au possible, se préparant à essuyer les foudres de son gendre. La matriarche le savait, il la tiendrait pour responsable de l'état de sa fille.
Néanmoins, les reproches ne vinrent pas. En effet, Archibald, dont la présence avait été totalement occultée, s'était interposé entre son éternel rival et les Animistes.
Étonnamment sérieux, il chuchota a Thorn qu'il avait la situation sous contrôle, tout en lui intimant d'en sortir Ophélie. Se tournant vers la famille de la liseuse, il reprit sa voix chaleureuse, son sourire affable et sa posture décontractée.

- Bien, bien, bien, claironna l'ex ambassadeur. C'est à moi que revient la charge de répondre à vos questions, s'il vous en reste quelques unes.

Entre temps, Thorn était retourné auprès de son épouse, l'avait soulevée et emportée loin de la source de ses tracas.
Mais le calvaire de l'Animiste ne faisait que débuter. Allongée sur son lit, la jeune femme était trempée de sueur, tremblante et toujours brûlante de cette fièvre qui s'était emparée d'elle.
Et rien, ni les compresses d'eau glacée qu'on lui appliquait inlassablement, ni l'aération constante de sa chambre ne la fit baisser.

Elle délira pendant une longue semaine.
Les deux premiers jours, elle dormit d'un sommeil sans rêves, les tempes toujours emprisonnées dans l'étau qui la faisait souffrir. Le troisième jour, son esprit fut envahi de flashes succincts dont elle ne parvenait pas à identifier la provenance. La fièvre s'intensifia avant de revenir à son niveau initial. Le quatrième jour, les flashes ralentirent la cadence et Ophélie put poser un nom sur le propriétaire de ces souvenirs. Car c'en était et ils n'appartenaient pas à une personne anodine. La liseuse visionnait la mémoire de l'Esprit de Famille du Pôle : Farouk. Rien que ça. Elle avait, par une manière quelque peu peu commune, débloqué son second pouvoir familial acquis par alliance : sa Mémoire de Chroniqueuse.
Le cinquième jour, la mémoire galopante de l'Esprit de Famille s'arrêta sur deux formes bien distinctes mais qui, pourtant, semblaient proches : une où les proportions corporelles étaient parfaitement maîtrisées et harmonieuses,  et une autre fort disgracieuse. Ensuite, elle revit les images que sa lecture de la pointe de métal fichée dans le Livre lui avait dévoilées. Le sixième jour fut le plus éprouvant. Les mêmes visions ne cessaient de passer en boucle. Un arbre à fleurs jaunes en forme de petites boules, une statue en bronze assez imposante et une grande bâtisse. Puis, une forme floue, un code inscrit à l'encre noire et une mise en sommeil. Une douleur insoutenable. Et inconscience.

La fièvre tomba complètement le septième jour, au grand soulagement de Thorn qui n'avait cessé de veiller sur Ophélie depuis le soir où tout avait commencé.
Sa tante Bérénilde l'avait enjoint d'aller se reposer et de manger un morceau, mais l'intendant de son amant n'avait accédé à aucune de ses requêtes, arguant que c'était de sa faute si Ophélie se trouvait dans cet état. Bien que la dernière des Dragons chercha à en savoir un peu plus sur la situation, Thorn demeura muet comme une tombe.
Il s'était, néanmoins, arrangé un coin détente qui se résumait à un fauteuil à ses dimensions, ainsi qu'un coin travail, empruntant le bureau inoccupé de son épouse qu'il avait fait monter dans leur chambre. De là, il put poursuivre son activité , ne s'absentant que pour les cas d'extrême urgence. Selon la définition que l'intendant en avait, ils ne coururent pas les rues.

Les six jours de souffrance d'Ophélie en avaient été pour lui aussi, même s'il n'en montra rien sous le masque de froideur et d'impassibilité qu'il s'était habitué à afficher à la Cour. Aussi , à chaque fois qu'un membre de sa belle-famille venait s'enquérir de la santé de leur parente, il répondait laconiquement « Pas mieux, pas pire ». Et il s'éclipsait.
Dès que la fièvre s'était déclarée, il avait été là pour elle (du moins dès que la tante Roseline et sa propre tante l'eurent déshabillée et mise en chemise). C'était lui qui l'avait bordée , lui qui avait appliqué les compresses sur son front bouillant, lui qui, enfin, avait accepté d'ouvrir la fenêtre afin d'aérer la pièce alors que, de coutume, il détestait cela.
Quand elle gémissait de douleur, il accourrait à son chevet, tout de même conscient qu'il ne pouvait rien faire de concret pour la soulager.
Il se demandait quelle était la cause de toute cette souffrance, mais jamais il ne parvint à trouver la réponse à sa question. Son esprit cogitait tant là-dessus, que ça lui faisait mal.
Toutes ses interrogations cessèrent lors de ce fameux septième jour, quand le corps d'Ophélie retrouva sa température initiale.
Sortant de son long sommeil agité, la liseuse remua d'abord ses mains que Thorn avait laissé gantées par précautions. Ensuite, elle bougea légèrement ses pieds. Enfin, elle ouvrît ses yeux. Elle les cligna et les plissa plus habituée à recevoir autant de lumière dans les rétines. Elle chercha, un temps, ses lunettes, confuse, puis remercia son mari d'un léger sourire lorsque celui-ci les lui raccrocha sur le nez.
Elle prononça ensuite de curieuses paroles :

- Thorn, une vision de Farouk avec une grande bâtisse, un arbre à fleurs jaunes en forme de flocons et une statue de bronze, ça vous parle ?

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