5. J'aime les gens, mais de loin c'est mieux.La voiture se gare à moitié sur le trottoir de la résidence de Conrad. Aussitôt, Isabelle a les mains moites.
— Bon, tente Alexandre en se penchant sur son tableau de bord, tu vas y aller ?
— Pas le choix...
— Ça va ?
— Ouais, enfin ça m'embête beaucoup quand même. Tous ces efforts pour au final finir ici.
Alexandre soupire, mais qu'importe ce qu'il comptait dire sur le moment, la musique le couvre. Il devra parler plus fort.
Ils n'ont pas échangé pendant ce bout de trajet. Et c'est sûrement maintenant que les choses entre eux semblent un peu plus limpides.
— Isabelle ?
— Hum...
— Comment tu l'as connu, Conrad ?
Elle se tourne légèrement, battant des paupières. Elle ne s'attendait pas à ce qu'Alexandre lui pose une question sur elle, quelque chose qui ne se rapporte cette fois pas à la disparition d'Archie. Mais quelque chose sur elle directement – bon, plutôt sur elle et Conrad. Et en comptant dans sa tête, elle n'arrive pas à se rappeler la dernière fois où Alexandre a posé une question de la sorte.
— Au tout début du lycée. Il est venu me voir et c'est tout.
Parce qu'avant, Isabelle n'avait pas d'amis. Elle n'arrivait pas à aller vers eux, et quand les gens tentaient une approche, ils se rétractaient bien vite. C'était surtout qu'avec les autres, Isabelle n'arrivait pas à agir naturellement, elle forçait et ça se voyait. Avant le lycée et avant Conrad, Isabelle aimait être solitaire, mais n'aimait pas la solitude.
— Pourquoi lui et pas les autres ?
— Il est pas venu par pitié.
Alexandre peut l'entendre dans sa voix, une sorte d'amertume. Le genre qui veut mettre fin au dialogue, mais qui a d'autres épines qui veulent être arrachées maintenant. Alors Isabelle mord sa langue, parce que ces gens qui se sont rétractées, elle a l'impression qu'Alexandre en fait partie.
Malgré son attitude envers lui qui n'est pas des plus modèles, Conrad est quelqu'un qui avec le temps, est devenu très précieux pour elle. Parfois Conrad aime les gens pour qu'on l'aime en retour, mais quand il était question d'Isabelle, la petite seconde silencieuse assise toute seule sur un banc de la cour, Conrad n'a pas pensé comme ça. Il l'a rejoint, lui a parlé, il a écouté ses balbutiements et ses tentatives d'escapades. Mais il n'est pas parti, et Isabelle non plus.
Il n'y avait pas eu de raison à ce moment, juste deux personnes très différentes qui se sont croisées au bon moment.
— Conrad ne traite pas les autres comme il te traite toi.
— C'est faux, rétorque Isabelle. Il met tout le monde sur un pied d'égalité.
— Non, s'il pouvait tourner le dos à tous ces gens, il le ferait pour toi.
Il serait facile de croire que cette déclaration rend la relation de Conrad et Isabelle plus ambiguë, mais ça aussi, c'est faux. Il faut arrêter de penser comme ça. Il faut arrêter de penser qu'on ne peut pas faire quelque chose de grand et d'idiot pour un ami.
Mais Alexandre a un peu raison. Isabelle a l'impression que Conrad pourrait tout foutre en l'air pour elle, parce qu'il voit que parfois, Isabelle se sent seule dans les foules, se sent seule dans son monde à lui, elle ne veut pas y entrer. Elle n'y arrive pas, c'est toujours Conrad qui jongle entre leurs deux univers. Isabelle a pris une route à sens unique.
Et justement, d'une certaine façon, c'est ce qui empêche Isabelle d'essayer.
La musique est encore forte, elle devrait déjà être dehors. Elle voit le camion de Jojo dans un renfoncement de mur, il y a encore les lumières de la pancarte qui y clignotent. Quelques personnes se trémoussent maladroitement sous les lueurs des guirlandes, pieds nus sur la pelouse froide. La majorité du monde est à l'intérieur ou dans la cour arrière, traînant autour du bar, sur le terrain de basket qui ferait office de piste de danse, ou même dans la piscine chauffée. Pour l'instant elle les devine, elle ne les voit pas.
— Pourquoi t'as tout fait pour pas y être ?
Isabelle fronce les sourcils, pose sa tête contre la vitre fraîche. Il y a un peu de buée qui danse sur le verre et les lumières se floutent comme des flammes.
— J'ai pas envie de l'embarrasser, avoue-t-elle. Je bois pas, je danse pas, j'aime pas parler de ma vie à des inconnus. Et quel hôte aime voir ses invités s'emmerder chez eux ?
— Pourquoi tu lui dis juste pas ?
— Je crois que de nous donner l'illusion qu'on se ressemble un peu, c'est ça qui nous empêche de nous perdre de vue nous aussi. Et si je lui dis, ça montrera à quel point on est différents.
— « Nous perdre de vue nous aussi » ?
Comme si c'était déjà arrivé avant, c'est ce qu'Isabelle sous-entend. Comme si quelques années plus tôt, elle avait dû dire adieu à une complicité qui lui était tout aussi importante.
Isabelle fuit le regard d'Alexandre. Il l'entend ouvrir la porte et s'extirper du véhicule.
— Attends, Isa !
Alexandre la talonne, mais pour Isabelle, parler maintenant de choses qui ont pris autant de temps à s'estomper, ça la met en colère. Pourquoi maintenant, hein ? Elle n'est déjà pas en forme, elle avance au radar avec le cœur dans l'estomac. Elle est épuisée de cette semaine désastreuse, de son karma désastreux qui la ramène malgré tout vers cette soirée qu'elle devinera, pour elle, désastreuse.
La musique devient plus forte, elle voit les silhouettes depuis les fenêtres de l'étage. L'ambiance tamisée de l'intérieur, les costumes, les boissons et les déchets qui jonchent le sol. Elle ne sait pas l'heure qu'il est, elle ne sait plus.
Maintenant, elle veut semer Alexandre.
— Isa ?
Isabelle s'arrête de marcher, quand elle entend la voix un peu plus loin. Depuis la fenêtre ouverte de la cuisine, assis sur le bord, les jambes s'agitant dans le vide et le sourire bien plus grand. Le jeune homme n'a jamais paru aussi heureux, et Isabelle a mal au ventre, très mal. Comment lui dire que ce n'est pas pour lui qu'elle est là ?
— Conrad...
— T'as pu venir finalement ?
Conrad saute de l'encadrement pour accourir vers elle. Isabelle n'est pas vraiment sûre de ce en quoi son ami est habillé, ça ressemble à une imitation des Ghostbusters mais en plus raffinée, le genre qui se veut dans le thème mais qui cherche surtout à attirer des regards envieux. Un peu comme Alexandre qui est devenu un vampire stripteaseur.
Isabelle n'arrive pas à bouger quand en fronçant les sourcils, Conrad lui prend les manches. Il lui affiche une petite moue adorable, sous ses joues déjà colorées par l'alcool.
— T'aurais pu faire un effort quand même, la réprimande-t-il, mais même, on ne peut qu'entendre la joie dans sa voix. T'es censée être quel monstre là ?
Avec une pointe de sarcasme qui n'en est pas vraiment, elle serait tentée de lui rétorquer : moi-même.
Mais ça, Isabelle n'arrive pas à le formuler. Ça résonne bien fort dans sa tête, elle pince les lèvres et la pensée meurt sur sa langue.
— Conrad ! On va commencer le bière-pong.
Une camarade passe la tête à travers la fenêtre pour appeler le résident. Conrad lui décroche un magnifique sourire, tirant son amie avec lui sans même vraiment répondre à la personne.
— T'es venue à pieds ?
Isabelle plisse les yeux. Elle tourne la tête derrière elle, pile au moment où Conrad la fait entrer dans la maison en effervescence.
Alexandre n'est plus dans son dos.
Et le camion de Jojo disparaît quand la porte claque derrière eux.
20 :36,
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Halloween Party
Teen FictionConrad organise une fête d'Halloween. Le genre de fête gigantesque avec trop de musique, trop d'alcool et trop de gens. Isabelle a besoin de trouver un moyen pour décliner son invitation. Quelle aubaine ! Sa voisine, Mamie Cerise, cherche quelqu'un...