2. Sir Archibald Edwin Jupiter troisième du nom

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2. Chat-perlipopette !









— Je pourrai pas venir ce soir Conrad, lui confie Isabelle d'une voix faussement triste. Je dois garder le gros matou de Mamie Cerise.

— T'es pas sérieuse ?

Isabelle a bien dit qu'elle se fichait que la raison soit débile, elle voulait surtout ne pas mentir.

Quoique, c'est un peu un demi-mensonge, après tout Isabelle n'a pas hésité un instant pour se mettre dans cette situation, alors qu'en contrepartie elle sous-entend ne pas avoir eu d'autre choix.

Il est vrai que par moments, elle se dit qu'elle ne fait pas assez d'efforts. Pas quant au fait qu'elle ne veuille pas sortir et sociabiliser avec des blaireaux totalement torchés, mais plutôt concernant le fait qu'elle n'arrive pas à être plus honnête avec son meilleur ami. Lui dire de but en blanc que non, elle n'a juste pas envie d'y aller, et que ça n'a rien de personnel.

A travers le combiné du téléphone, Isabelle entend un peu de musique. Elle n'est pas très forte pour le moment, il semble aussi que chez le rouquin, les choses soient assez agitées. Il y a des voix qui surplombent les autres, des rires ou au contraire, quelques insultes qui s'égarent.

— Manuel stop ! s'exclame Conrad. Ce sont les tableaux de ma mère !

Isabelle suppose qu'elle a annulé en plein milieu des derniers préparatifs. Ce n'est pas difficile pour la jeune fille d'imaginer ce à quoi l'immense maison de Conrad va ressembler d'ici deux ou trois heures : un bar immense, la piscine chauffée dans laquelle il aura balancé plein de petits ballons fluorescents en forme de globes oculaires. Il y aura des guirlandes un peu partout, le genre à rendre aveugle un pilote d'avion, des arrangements de style EDM qui termineront sur du Edith Piaf quand tout le monde sera trop défoncé. D'ailleurs, s'il prévoit vraiment d'inviter Camille – et Conrad va inviter Camille –, il y a de grandes chances que quelques joints se perdent entre deux danses.

Et le dresscode. Seigneur, jamais Isabelle n'a à ce point été soulagée de pouvoir échapper à une soirée. Le thème n'est pas du tout limité pourtant, juste, venez déguisés ! Et pour Isabelle, qui n'a rien à porter, c'est déjà trop demander.

Elle est un peu difficile, parfois.

— Bon, c'est dommage... Je te raconterai tout en détails !

Même si c'est jovial, elle peut entendre cette légère amertume dans sa voix. Et malgré elle, Isabelle mord sa lèvre, sentant la culpabilité grouiller dans son ventre. Ou alors elle a la dalle, mais bon, autant prétendre lui donner un semblant de bonne conscience.

Conrad raccroche. C'est déjà ça de fait.

Hoodie, oreillers et dvds en mains, Isabelle gambade jusqu'à la maison de Mamie Cerise, totalement apprêtée.

« Il a fait une indigestion la semaine dernière, ses rations de croquettes sont réduites de moitié pour le coup. Il sera insistant mais tu ne dois pas céder ! Moitié et pas plus sinon il risque d'encore tomber malade. Faites attention à vous les amours. »

C'étaient les mots de Mamie Cerise avant qu'elle ne prenne sa petite coccinelle et quitte le quartier.

Les amours, en s'adressant à Isabelle, et au gros matou roux vautré sur le fauteuil du salon.

— Salut Archie !

Dans le séjour, remuant lentement sa queue, une énorme masse est sur les coussins vermeille. Archibald ouvre les yeux, deux petites fentes jaunes et légèrement courroucées. La pupille fendue se pose un instant sur Isabelle. Humain idiot, c'est son salut muet, et Archibald se rendort.

Isabelle soupire, mais ce n'est pas comme si sa soirée tranquille allait être gâchée.

Archibald sursaute quand la lycéenne balance ses oreillers sur le sofa du séjour, s'y affalant de tout son long après avoir mis le premier dvd de la longue série qu'elle veut entamer : Sinbad le marin.

Elle aurait bien voulu le visionner chez elle, sous son vasistas, comme les navigateurs de l'époque, qui se dirigeaient en observant les étoiles. Ce n'est pas pour autant qu'elle en fera un caprice, la présence d'un vieux matou n'est pas ce qui dérangera ses plans.

Dehors, le soleil décline lentement, les arbres jaunes s'assombrissent sous le ciel violet. Le toit des maisons se peint d'un peu d'éther embrasé. La nuit va bientôt tomber, trois quartiers plus loin, Conrad commencera ce qu'il considérera comme la fête de l'année. Peut-être même qu'il arrivera enfin à embrasser Sandra, pour qui il a un faible depuis les vacances d'été.

Le film entamé depuis une vingtaine de minutes, Isabelle somnole quand Archibald se redresse sur son siège, s'étirant de tout son long. Sa gueule pleine de dents baille alors qu'il a pratiquement le derrière en l'air.

Le félin saute pour atterrir sur les jambes d'Isabelle, se mettant à miauler bruyamment. Elle passe la main sur son poil doux, rayé de nuances plus et moins claires.

— C'est l'heure de manger on dirait.

Isabelle se lève, elle en profite pour allumer la lumière du séjour, il commence à faire bien sombre.

En quelques pas, elle rejoint la cuisine de la maison. Archibald la suit, exprimant soudainement une affection frôlant l'exagération à la jeune fille. Isabelle aurait pu s'en sentir vexé, elle sait qu'Alexandre aurait été vraiment vexé, lui. Et pourquoi elle évoque Alexandre sur le moment ? Aucune idée. Dans le placard sous l'évier, Isabelle sort le paquet de croquettes. Elle pouffe un peu en voyant le post-it que Mamie Cerise lui a laissé, sur lequel est marquée la quantité spéciale régime qu'Archibald ne doit pas dépasser.

Elle recule, entend encore les miaulements en fond. Ce n'est pas silencieux dans cette maison, Archibald est vraiment l'enfant de Mamie Cerise. Isabelle retire le zip du paquet, essayant d'en juger le contenu. Mais aussitôt, ses yeux s'écarquillent et elle se pince le nez. Une grimace de dégoût déforme ses traits quand elle tend la nourriture pour qu'elle ne soit plus qu'à bout de bras.

— Ah ouais, elle chlingue ta diète.

Toussotant, la brune se précipite à la fenêtre pour l'entrouvrir, laissant l'odeur s'échapper dans la nuit fraîche.

Isabelle marche jusqu'à la gamelle du félin, s'assoit à même le sol. Archibald vient se poser sur ses jambes encore une fois, et il est vraiment lourd ce chat.

Puis quand la nourriture est précautionneusement renversée dans la gamelle, ça y est, Isabelle Sgard est oubliée quand l'animal se jette dessus.

Laissant la lumière de la cuisine allumée, elle retourne dans le salon, les paupières encore lourdes. Elle remet le film en marche, de nouveau emmitouflée dans les couvertures chaudes. Elle aurait même pu se faire un chocolat chaud pour l'occasion, l'automne est le meilleur moment pour ce genre d'ambiance. Si Mamie Cerise avait une cheminée, tout aurait été parfait.

Et sans qu'elle ne s'en rende compte, Isabelle s'enlise dans les bras de Morphée.














— Archibald !

Ce n'est qu'une trentaine de minutes plus tard, éveillée en sursaut, qu'Isabelle se rendra compte de sa première faute.

Sinbad le marin tourne encore sur la scène des sirènes. Isabelle ne s'est pas vue s'assoupir, elle devait être bien plus fatiguée qu'elle ne l'aurait pensé.

Le ciel est presque totalement noir, les guirlandes du jardin sont en train de s'allumer. Et dans la maison, à la limite d'hurler de panique, Isabelle passe de pièce en pièce sans s'arrêter.

— Archibald !

Les yeux rouges et les cheveux en bataille, il y a encore la trace de l'oreiller sur sa joue. Isabelle monte furieusement les escaliers, laissant le bruit de ses pas couvrir le silence bien trop oppressant. Elle redescend dans cette même détresse, qui elle au contraire, monte en crescendo.

Dans la cuisine, la gamelle est vide et la fenêtre encore ouverte.

Isabelle se rend à l'évidence en tombant à genoux, de la plus dramatique des manières. Solo de piano, tin tin tin tin !

— J'ai perdu Archie !

Halloween PartyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant