CHAPITRE 1 : TÊTE A CLAQUES

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/!\ PRISES DE VUE EN COURS /!\


- À quelle heure doit-elle arriver ?

- Elle ne devrait plus tarder, Monsieur.

Luìs triture nerveusement ses boutons de manchette devant l'immense porte d'entrée. Tout en ramenant ses cheveux argentés en arrière, le vieil homme inspecte minutieusement les lieux. Tout est impeccable. Comme d'habitude. Qui en douterait ?

Personne ne remet en cause l'assiduité et le professionnalisme de Luìs Garcia. Pas même son employeur, Alejandro Millenda, pourtant réputé pour son intransigeance et ses fréquents accès de colère :

- Tout ça pour ce petit bon à rien, cette tête à claques... Qu'est-ce qu'ils croient, que je n'ai que ça à faire ? J'ai rendez-vous demain avec le procureur pour une affaire des plus urgentes !

Luìs observe son patron se diriger d'un pas menaçant vers son bureau. Ce dernier a l'habitude d'y noyer sa frustration dans quelques bouteilles d'armagnac hors de prix. Il tourne la tête d'un air dédaigneux avant d'aboyer :

- Appelez-moi lorsqu'elle sera arrivée, Luìs, et que personne d'autre ne vienne me déranger !!

- Bien, Monsi...

CLAC !

À peine Luìs termine-t-il sa phrase qu'Alejandro claque la porte, laissant trembler les murs, les portes... et les habitants. Le vieil homme soupire discrètement en regardant la porte à droite de l'entrée, où se trouvait son employeur quelques minutes plus tôt. Il se retourne ensuite vers le bureau où les grommèlements d'Alejandro se font entendre. En dehors de ce dernier, Luìs est le seul occupant de la maison à avoir accès à cette maudite pièce. De toute façon, quel inconscient s'y aventurerait ?

Tout en vérifiant son nœud papillon, Luìs observe son reflet dans le miroir trop éclairé par toutes ces lumières superflues. Il n'est pas surpris de voir ô combien ses joues sont cavées et ces cernes creusés depuis son arrivée au sein de cette famille. Et tous les éclairages du monde n'arrivent plus à illuminer cette mine fatiguée qu'il s'est résigné à arborer. Tel est le prix à payer lorsque l'on travaille pour le magistrat le plus redouté de toute la Californie.

Des bruits de talon font sortir Luìs de ses sombres pensées. Il se retourne alors, s'adressant à la silhouette plantureuse qui s'avance vers lui :

- Vous avez besoin de quelque chose, Madame ?

- Pardon, Luìs, j'ai juste besoin de faire une vérification.

Le majordome s'exécute et laisse Emma Millenda s'approcher du miroir. Il se tourne pudiquement tandis que la maîtresse de maison inspecte les moindres recoins de sa peau.

Comme chaque jour, Luìs n'émet aucun commentaire lorsqu'il entend la respiration saccadée de cette dernière. Elle a dû déceler un nouvel hématome. Encore aujourd'hui, le fond de teint n'aura pas suffi. Les mains tremblantes, Emma rajuste tant bien que mal son collier serti de diamants afin de dissimuler les marques des derniers accès de colère d'Alejandro.

- Attendez, Madame.

- J'aimerais bien, réplique-t-elle sèchement.

Luìs s'exécute tandis qu'Emma découvre sa nuque en relevant sa longue chevelure châtain. Les diamants étincellent sous l'effet des lumières et contrastent avec le regard à la fois éteint et glacial de celle-ci. Si le maquillage charbonneux met ses grands yeux marron-verts en valeur, ils cachent tout autant le triste arc-en-ciel de couleurs d'une récente ecchymose.

Luìs sait qu'Emma ne se contemple plus dans un miroir depuis des années. Cette dernière ne fait que couvrir les dégâts. Un domaine dans lequel elle excelle. Et pourtant, elle conserve cette beauté hautaine qui autrefois fascinait les plus grands photographes de New York et inspirait les musiciens du pays.

Cette ancienne chanteuse émérite a perdu de sa superbe, s'enfermant malgré elle dans cette cage dorée. Tout cela à cause d'un « regrettable accident », comme elle le qualifie souvent. Par souci des conventions familiales, Emma a dû masquer les apparences, échangeant paillettes et heure de gloire contre une vie qu'elle subit avec aigreur.

- On ne voit plus rien, Luìs ?

Tandis que Luìs se recule pour constater si tout est en ordre, son regard se porte sur cette fameuse porte à droite. Toujours fermée... Emma surprend son majordome et vocifère à voix basse :

- C'est toujours à cause de lui... sale petit monstre !

- Dans ce cas, Madame, pourquoi attendre la nourrice ?

Emma marque une pause, l'air interdit, avant d'arranger sa coiffure. Luìs est le seul à se permettre de tels commentaires, même s'ils sont peu nombreux. Le vieil homme se met à son tour face au miroir, adresse un regard bienveillant à sa patronne et reprend d'un ton calme :

- Ne me faites-vous pas confiance après toutes ces années ?

Emma redresse élégamment la tête, et murmure d'un ton dédaigneux, laissant découvrir le diastème entre ses incisives :

- A vous seulement, Luìs. Je n'ai pas l'habitude de ramener ce genre d'individus chez moi.

D'un discret signe de tête en direction du bureau, elle reprend :

- Cette nourrice a tout intérêt à rester à sa place.

« Comme nous tous », pense alors Luìs, qui sourit en baissant les yeux. Insultée par le silence de son domestique, Emma fait volte-face et quitte la pièce en murmurant sèchement :

- Essayez de le faire sortir de sa chambre. Après tout, c'est pour lui qu'elle vient.

Le sourire de Luìs se dissipe aussitôt, et ses petits yeux cernés se ferment quelques secondes. Le vieil homme inspire alors profondément, et tourne le dos au miroir en reprenant la même expression glaciale que sa patronne.

Il s'avance prudemment vers la porte à droite et toque plusieurs fois. Pas de réponse. Quelques reniflements. C'était évident !

- Gustavo, mon garçon, allez vous rafraîchir le visage, quelqu'un va venir dans quelques minu...

TOC TOC !!

Elle est là. Le cœur du majordome se resserre. Il peut entendre le bruit des pas feutrés de Gustavo qui part probablement se cacher. Luìs s'avance alors vers la porte du bureau d'Alejandro, annonce l'arrivée de la nouvelle employée de maison, et se dirige d'un pas résigné vers la porte d'entrée.

Le Loup et la RoseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant