Les Poisons

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Savez-vous quel adjectif définit le mieux un poisson ? Glissant. Les écailles lisses de ces répugnantes bestioles, continuellement mouillées par l'eau de leur milieu, ont une texture souple, ferme et écœurante rendant leurs propriétaires presque impossible à saisir à mains nues tant ils s'échappent rapidement de la poigne la plus ferme. Ainsi, quand bien même vous les auriez poursuivis dans la mer sur une longue distance, armés d'un excellent matériel de plongée vous permettant de les prendre de vitesse, jamais vous ne pourriez en garder un bien longtemps entre vos mains. Oui, son corps lisse glisse et s'échappe aisément.

Reconnaissez-vous en votre entourage un poisson ? Oh, certes pas un animal, mais une de ces personnes qui s'approcheront au plus près de vous, vous tenteront par leurs charmes sublimes pour ensuite vous filer entre les doigts, riant de votre échec à l'approcher de près et vous narguant ensuite, sans jamais cependant partir bien loin ? C'est fort probable. Un humain agissant comme un poisson est un poison pour qui l'apprécie. Et Élina Jocker était un de ces poisons. Portant en elle un venin mortel, elle était plus dangereuse que n'importe quel tueur en série, puisque son mal était atrocement insidieux ; puisque la mort, elle ne la provoquait qu'indirectement. Elle n'était pas folle, Élina Jocker, son intelligence était même redoutablement aiguisée.

C'est ainsi qu'elle avait été fatale à Nathan. Et Julie, Margot, Charles et Henry, sans oublier Maeva. Le pire avait été peut-être pour sa dernière conquête, un jeune homme de deux ans son aîné. Enfin, il est bien difficile de parler de pire et de mieux quand on atteint un niveau de destruction tel qu'une vie entière se trouve affectée.

Il y a deux mois de cela, Abelin et Élina s'étaient croisés dans les couloirs de leur université de biomécanique. Il avait vingt-deux ans quand elle venait tout juste de mettre un pied dans la vingtaine. Abelin l'avait vue pleurer à l'angle d'un couloir alors qu'il se rendait à la cafétéria pour y déjeuner. Il s'était approché et avait engagé la conversation avec elle. Peu à peu, les larmes de la jeune femme s'étaient taries et un petit sourire s'était esquissé sur ses lèvres délicates. Ils avaient discuté un moment de tout et de rien avant de partir déjeuner ensemble.

Élina avait l'esprit vif et la conversation agréable, elle n'était ni envahissante, ni centrée sur elle-même ; les paroles coulaient fluidement, rien n'était forcé et les sujets s'enchaînaient naturellement, sans heurts. Abelin passait un excellent moment avec sa nouvelle connaissance, et un sourire béat se dessinait déjà sur ses lèvres. Sans s'en rendre compte, il était tombé dans ses filets.

Durant une semaine, Élina et Abelin avaient pris l'habitude de se rejoindre en dehors des cours. Un petit rituel s'était instauré entre eux deux : ils s'attendaient dans le hall pour ensuite se rendre à l'extérieur, à la cafétéria ou encore à la bibliothèque pour manger, se détendre, étudier... Deux fois même, ils passèrent la soirée chez la jeune femme à regarder des vidéos sur YouTube, tout en mangeant rapidement un plat tout fait avant de s'atteler à leurs révisions de concert.

Un jour, Abelin demanda à son amie la raison de ses pleurs, lorsqu'ils s'étaient rencontrés. Celle-ci avait paru gênée et avait expliqué que quelques minutes avant que le jeune homme la trouve, son amie d'enfance, un certaine Camilla, l'avait brutalement rejetée sans aucune explication. Pendant son court récit, Élina avait adroitement manié sa parole, tout en discrétion : elle passait pour la parfaite innocente aux yeux de l'universitaire. Quant à Camilla, elle l'avait fait paraître sans cœur et d'une méchanceté inouïe. L'histoire était en réalité bien plus complexe, et surtout, à moitié inventée. En effet, si les deux jeunes filles s'étaient effectivement disputées, jamais Camilla n'avait repoussé son amie, puisque c'était le contraire même qui s'était produit. Mais cela, Abelin n'avait aucune chance de le savoir, et c'était parfait.

Le lendemain de cette révélation, Abelin était allé voir Camilla en face à face, plein de ressentiment, et lui avait sèchement demandé de présenter ses excuses à Élina. L'étudiante avait été surprise et plongée dans l'incompréhension la plus totale. Voyant cela et croyant à une feinte, le jeune homme s'était emporté contre son interlocutrice et s'était attiré les foudres de son groupe d'amis. Furibond, il était parti et avait rejoint la table qu'il partageait depuis peu avec Élina. Celle-ci y était justement installée, entourée d'une bande de populaires. Elle parlait et riait avec eux comme elle le faisait quelques jours auparavant avec lui. Amer, l'étudiant s'en était allé.

Au soir, elle l'attendait comme d'habitude dans le hall, tout sourire. Avec un rictus forcé, il s'était empressé de la rejoindre et ils avaient quitté les bâtiments.

Le même schéma s'était répété inlassablement, jour après jour, mois après mois. Entourée, Élina ignorait Abelin , telle la reine hautaine qu'elle était, mais, en sa compagnie, elle semblait oublier le groupe des populaires auquel elle n'accordait plus la moindre attention. Elle lui glissait entre les doigts à chaque fois qu'il tentait de la saisir, car oui il l'aimait, mais prenait toutefois garde à rester tout près pour se rappeler à lui quand il venait à s'intéresser à d'autres personnes. Ce petit manège dura un an, un an durant lequel Abelin s'était considérablement isolé. Puis, il avait obtenu son master et avait quitté sa ville, Lyon, pour s'installer à Bordeaux.

Jamais Élina n'avait quitté ses souvenirs. Jamais plus il ne s'était attaché à quiconque sans de strictes limites. Tous les repas de sa vie, il les avait mangés seul.

Les Effacés - Recueil de nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant