La Dame au masque de plumes

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Il était vingt-deux heures quarante lorsqu'elle entra dans la salle haute. Sous les yeux attentifs d'un homme accoudé à une table, elle s'avança, majestueuse dans sa robe longue gonflée de plumes et parsemée de perles. Une petite fortune avait dû être dépensée dans cet habit de haute couture, avait-il pensé.

En cette nuit de novembre, probablement plus d'une centaine de dandys s'étaient réunis dans cette salle de bal londonienne méconnue. L'homme avait lui-même déboursé une coquette somme afin d'assister à la réception de ce soir. Le spectacle valait le coût du déplacement, il fallait se l'avouer : robes et costumes extravagants se bousculaient en un amas tournoyant de textiles de toutes formes et couleurs. Chacune des personnes présentes portait d'ailleurs un masque couvrant une partie de son visage — comme il était d'usage dans ces bals masqués tant appréciés — ce qui rajoutait un grand charme à l'événement.

Il était donc vingt-deux heures quarante quand elle avait fait son apparition. Il avait un instant semblé que les regards s'étaient braqués sur elle, mais il ne devait s'agir que d'une illusion, puisque tout un chacun était la seconde d'après occupé à son affaire : le vin courait allègrement d'une coupe à l'autre, les dames bavardaient, petits fours et baisers s'échangeaient. La nouvelle arrivée s'approcha d'un buffet et porta à sa bouche excessivement maquillée et bien dessinée une pâtisserie fine.

Bien vite, un danseur à la carrure remarquable, masqué d'un loup de velours violet, vint lui proposer son bras qu'elle accepta sans rechigner avant de se laisser entraîner à sa suite dans un vif cancan qui les fit aisément échapper à la vue de l'homme toujours assis à sa table. Tout respirait le luxe et l'abondance. L'homme resté seul n'était néanmoins nullement intéressé par les divertissements et n'assistait à ces soirées que pour le plaisir des yeux.

Sitôt que la dame à la robe de plumes eut disparu dans ce beau monde avec son cavalier, l'homme reprit ses esprits et fouilla ardemment le décor du regard, cherchant à revoir cette femme qui dès son entrée avait attiré son attention. Ce fut un cuisant échec. Agacé, il se plongea au cœur des festivités, continuant inlassablement de la chercher.

Enfin il l'avait aperçue dans un recoin ombragé, dévorant la bouche de son cavalier. À cette vue, l'homme s'était rembruni : il lui faudrait attendre encore un peu. La femme finit par pousser son partenaire dans une pièce dont elle ressortit seule quelques minutes après. Ils avaient dû s'y séparer pour retourner à leurs activités respectives, ces réceptions étant effectivement un lieu propice au libertinage. L'homme de la table put enfin se diriger vers sa proie.

Il l'aborda avec un sourire, tâchant d'être charmant, et lui fit le baise-main avant de quémander humblement une danse. Conquise, elle accepta et tous deux allèrent sur la piste avant qu'elle ne murmure à son oreille :

– Nous pourrions monter à l'étage.

C'était ce dont il rêvait depuis l'arrivée de cette femme. Alors que le lit les accueillait, l'homme laissa glisser de sa manche le couteau long qu'il avait préparé avant de sortir. Il s'apprêtait à frapper quand il s'écroula sur les draps à côté de la dame masquée.

Une quinte de toux le secoua et il y cracha du sang : un filet rouge et poisseux coula sur son menton. La femme sourit, se tenant au-dessus de lui en parfaite prédatrice. Elle attrapa tendrement le bas de son visage et essuya du pouce le sang qui y dégoulinait.

– Comment vous sentez-vous, darling ?

Les Effacés - Recueil de nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant