Les Effacés - Recueil de nouvelles

L'Enfer-mement

L'enfermement va de pair avec l'isolement. Cela, vous le savez sans doute déjà. Quand on est enfermé, on n'a de contact qu'avec qui l'est également, si tant est que cette personne le soit au même endroit que vous. D'ailleurs, discernez-vous différentes sortes d'enfermement ou n'avez-vous en tête que les prisons retenant des criminels ?

Il existe mille façons d'être enfermé, mais il n'y a que deux manières de le vivre : soit ce cloisonnement est un enfer, soit c'est une délivrance, un moyen de s'épanouir, avant de virer au cauchemar. L'issue de l'enfermement est toujours la même à peu de choses près, seul le chemin menant à la folie peut différer.

Regardez par ici, au travers de ce mur de pierre épais d'une longueur de bras. Voyez-vous ce jeune homme ? Oui ? C'est parfait. Admirez ses traits défaits et la mine triste qu'il arbore : la conséquence de son enfer. Lui a juste tenté un braquage, sans armes ni dégradations. Il était juste un peu perdu et en difficulté alors, voyant sa famille souffrir du froid mordant de l'automne, il a décidé sur un coup de tête de braquer une banque. Pauvre de lui, sans expérience, haine ou méchanceté, il s'est immédiatement fait attraper par des gendarmes. Néanmoins, il ne s'en tire pas mal et pourra bientôt échapper à cet emprisonnement. Il n'est donc pas bien intéressant et ne restera pas isolé suffisamment longtemps pour sombrer. Portons ailleurs notre regard, voulez-vous ?

Voici donc une personne déjà plus digne d'intérêt de par la complexité de sa situation : la petite fille, au première étage de l'immeuble au bas de la rue. Petite fille, ce n'est certes qu'une façon de parler : elle a dix-sept ans. Mais regardez sa posture : genoux contre la poitrine, recroquevillée contre un mur, elle pleure, la tête entre les mains. N'est-ce pas là l'image même de la fraîcheur de l'enfance ? Peu nous importe, après tout. Bien, à présent, vous vous demandez certainement en quoi réside son enfermement ? Avez-vous déjà entendu parler de l'enfermement psychique ? Sa mère exerce sur elle une emprise monstrueuse, l'écrase de sa supériorité hiérarchique.

Comme vous la voyez, cette fille et sa mère viennent de se disputer violemment et l'enfant sait que demain, elle devra se prononcer en faveur de sa mère quand le juge lui demandera si elle préfère être en garde partagée ou exclusive, après le divorce de ses parents. Actuellement, elle se sent ineffablement seule, ses proches lui ayant tourné le dos en voyant la soumission extrême dont elle fait preuve face à sa mère. Mais ne vous en faites pas, elle ne sera pas de celles et ceux qui s'abandonneront à la folie : demain, le juge aura le bon sens de la faire examiner par un psychiatre en voyant son air apeuré, et elle sera confiée à son père.

À priori, vous ressentez au moins un peu de compassion envers les deux personnes dont vous venez d'assister à un moment de faiblesse. Mais qu'en serait-il si vous aviez un aperçu de l'enfer absolu ? Seriez-vous effrayé.e, mal à l'aise, peiné.e ?

Je vous propose à présent de vous emmener dans un endroit dont vous ne savez rien que ce qu'on en dit, excepté bien entendu si vous y avez vous-même été retenu.e. Cet homme, assis sur son lit, attend depuis vingt ans qu'on lui annonce qu'il peut sortir. D'ailleurs, attardez-vous un peu sur le décor de sa cellule : il n'est pas en prison. Les murs sont capitonnés et le lit est muni de sangles ainsi que d'un dispositif permettant de l'incliner autant qu'on le désire. Il y a également une perfusion à côté du lit. Alors, vous y êtes ? Cet homme est interné en hôpital psychiatrique pour Trouble de la Personnalité Limite, autrement appelé Trouble Borderline, et Trouble Dissociatif de l'Identité... Oui, c'est exactement ce que vous pensez : parfois, souvent, son Autre prend le dessus et étant donné que cette seconde personnalité met en danger la vie du patient et d'autrui, il a été jugé préférable de le garder enfermé ici.

Enfermé dans sa cellule, certes, mais tout aussi enfermé dans son esprit. Car il ne peut s'enfuir, il ne peut faire partir le double inversé de son âme. Feu son grand-père, fin médecin du mouvement anti-psychiatrique, aurait probablement pu l'aider, mais manque de chance, c'est sa mort qui avait fait surgir l'Autre. On le pensait fou, peut-être l'était-il.

En ce moment, il est immobile et concentré. Se poser des questions idiotes, mener des réflexions frôlant l'absurde et aussi repasser sur sa vie d'antan. C'est la seule chose qu'il peut faire. Ressasser, ressasser, ressasser. Dans ses moments de lucidité, lorsqu'on ne le drogue pas de médicaments, il le sait : il finira sa vie comme il l'a commencée, dans la noirceur et la misère.

L'enfermement va de pair avec l'isolement, vous en souvenez-vous ? L'isolement aura bientôt raison de lui, et cet homme la perdra bientôt.