Aspiration

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Fébrile, il monta la dernière volée de marches qui le séparait du grand hall du domaine. Il savait qu'elle serait là, occupée à recevoir les doléances de ses hôtes. Ces hôtes qui, comme lui, avaient été exhortés à venir au plus vite prêter allégeance à la dame.

Lorsqu'il avait reçu cette missive, froide, formelle, générique, vraisemblablement rédigée à la hâte par un scribe débordé ; il s'était vu obligé de la relire plusieurs fois, tellement l'opportunité qu'elle impliquait lui paraissait irréelle. Lui qui avait perdu tout espoir de voir leurs existences s'entremêler à nouveau, s'était senti empli d'une incroyable énergie de renouveau qui réchauffa tout son être.

Cette convocation était pour lui un coup du destin, une main de lumière tendue vers lui pour le hisser hors de ce maelström de désespoir dans lequel il s'enfonçait un peu plus chaque jour ; une bouffée d'air frais, redonnant forme à ses poumons depuis trop longtemps privés d'oxygène.

Galvanisé par la nouvelle, il avait rassemblé ses effets à la hâte et sans perdre une seconde de plus, avait fait seller son cheval. C'était un long voyage qui l'attendait afin de rejoindre les terres de sa nouvelle maîtresse, mais il se sentait si léger qu'il aurait juré pouvoir s'envoler si le cœur lui en disait. Les paysages mornes qu'il parcourait quotidiennement lui paraissaient tout à coups plus éclatants, tel un printemps salvateur après un hiver que l'on aurait cru durer éternellement.

Comme dans un rêve, les rayons du soleil lui paraissaient plus chaleureux, le vert des arbres était plus vibrant, le bleu violine des fleurs des champs plus profond et les oiseaux semblaient être enfin sortis de leur mutisme. Si bien qu'il en était venu à se demander si tout était bien là la veille. De temps à autre, le paysage s'effaçait pour laisser place au souvenir du visage de la dame, ces furtives apparitions lui tordaient les entrailles et affolaient son rythme cardiaque.

Les jours passaient et la fatigue commençait à se faire sentir. Les journées de chevauchées, les maigres repas et les nuits à la belle étoile l'avaient épuisé plus que de raison, mais n'avaient pas réussi à entamer sa détermination et sa bonne humeur. Cependant, plus il se rapprochait de sa destination plus la panique prenait le pas sur l'excitation et c'est le cœur serré qu'il posa le pied à terre.

Il se hâta de faire sécuriser sa monture et rejoignit les soldats qui gardaient l'entrée de l'enceinte. Peu avant d'arriver à leur hauteur, il s'efforça de ralentir l'allure, de peur de passer pour un fou ou pire, un opposant à ce nouveau régime que la dame venait d'instaurer. Après leur avoir présenté sa convocation, il pénétra enfin dans le domaine. Il aurait voulu faire fi de l'étiquette, et courir à en perdre haleine pour la rejoindre. Il s'imposa alors, à contrecœur, la contemplation de l'élégant jardin aménagé qui menait à l'ultime volée de marches donnant sur le hall, il longea le bassin où il dérangea une aigrette royale guettant les poissons qui y vivaient. La fraîcheur offerte par l'eau et les arbres minutieusement taillés ne suffisait pas à apaiser le feu qui faisait rage en lui.

Il entra dans le hall, le cœur au bord des lèvres. Les seigneurs venus de toute la région se tenaient en file devant lui, impatients d'en finir avec ces formalités. Il se pencha discrètement pour tenter de l'apercevoir. Elle était bien là, enveloppée dans son kimono de cérémonie, elle trônait sur son assise en bois sculpté, au centre de la pièce. D'un air songeur, elle chassait la chaleur de son visage à l'aide d'un grand éventail. Les élégants pans de ses manches semblaient flotter autour d'elle, tels les ailes d'un majestueux papillon, ses longs cheveux couleur de jais étaient détachés et ondulaient nonchalamment sur ses épaules. Elle écoutait patiemment, un à un, les serments de ses vassaux avec un sourire bienveillant.

Enfin, elle posa les yeux sur lui. Ce bref moment durant lequel leur regard s'étaient croisés l'intimida quelque peu. À son grand regret, elle s'était détournée bien vite, éclipsant ses joues rosies derrière son éventail. Bien qu'il aurait juré avoir vu ses pupilles s'illuminer puis vaciller d'émoi. Il n'aurait su dire si ce qu'il venait de voir n'était que pure fabulation ou la réalité, mais cette vision le combla de bonheur.
N'arrivant pas à la quitter des yeux, il se promit de consigner à jamais cet instant dans sa mémoire.

Leurs regards se croisèrent à nouveau, et effrayé par l'insistance avec laquelle il la dévisageait, il se mit à contempler ses pieds d'un air gêné tout en faisant mine d'arranger son Yukata... Malgré lui, il releva la tête, et la vit à nouveau, plus proche cette fois. Que dire ? se demanda-t-il, paniqué. Quels mots choisir pour lui signifier son affection de manière assez discrète ? Il lui fallait éviter que l'assemblée ne remarque quoi que ce soit.

Avant qu'il n'ait pu remettre de l'ordre dans ses idées, il se retrouva devant elle. Après des mois de désespoir et d'accablement, le voilà enfin à ses côtés. Ils étaient là, séparés par seulement quelques mètres, cruellement maintenus à distance par l'assistance, mais jamais aussi proches depuis bien trop longtemps. Savourant le plaisir coupable de cet instant d'éternité, il réalisa pleinement que c'était bien elle, fidèle à l'image qu'il conservait dans son esprit.

Il détourna à nouveau le regard. Impossible de savoir combien de temps il l'avait dévisagée. Tant de pensées, de sentiments se bousculaient dans son esprit. Sans réellement s'en rendre compte, il s'était déjà agenouillé, avait prononcé quelques mots génériques et avait déposé un timide baiser sur la peau opaline de la main qu'elle lui avait tendue. Main que tous ses prédécesseurs avaient probablement eu l'occasion de toucher avant lui ; cette pensée lui noua la gorge.

Il releva la tête et sentit un nouveau vent de panique monter en lui. Il était temps pour lui de se retirer. Après tout, il avait fait ce qu'il avait à faire et il se devait de laisser sa place au prochain seigneur. Et pourtant, il aurait voulu rester, il avait tant à lui dire, tant à lui exprimer, mais le capricieux destin ne lui avait accordé que ce trop bref échange. Résigné, guidé par son malaise, il se releva et partit sans demander son reste.

Ses pieds le menèrent presque malgré lui hors de la pièce, son poing serré tremblait de frustration. Ce n'est que lorsqu'il revint à lui qu'il se rendit compte qu'il tenait un minuscule bout de parchemin au creux de sa main.

PrédestinésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant