Dystopie scénaristique

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“La vie n’est qu’un immense jeu de rôle, dans lequel chacun joue avec brio celui de sa propre existence. Le plus beau cadeau que l’on puisse faire à un être humain, c’est de lui offrir l’expérience extraordinaire d’habiter plusieurs personnages.”

Boris connaît la phrase sur le bout des doigts. Tous les matins en se levant, il a l’occasion de la contempler, gravée pour l’éternité au dos de son RolePhone.

A peine réveillé, l’habituelle sonnerie stridente de l’engin retentit - ponctuelle, comme toujours. Il répond.

Quelques acquiescements de tête et quelques “Moui, c’est d’accord” polis plus tard, il raccroche, satisfait de ce qu’il vient d’entendre. De toute manière, ce n’est pas comme si il avait vraiment le choix.

Alea jacta est ! A partir de maintenant, Boris n’est autre que Jean-Robert, architecte.

Farfouillant dans son sac à dos de toile rouge rangé au pied du lit, il sélectionne précautionneusement un masque de commedia dell'arte parmi une ribambelle d’accessoires de scène en tous genres. Car, telle est la règle primordiale dictée par les Maîtres : “Ne jamais montrer son véritable visage, ne jamais quitter le personnage. Toute velléité d’un citoyen de contredire le rôle qui lui a été assigné sera sévèrement punie.”

Jean-Robert habite une maison coquette située à seulement quelques rues de celle de Boris. Avant de franchir le palier, il fait ses adieux à sa compagne de la veille, qu’il ne reverra probablement jamais. En fait, même si tel était le cas, il ne pourrait certainement pas la reconnaître. Il croise également son successeur dans le rôle de Boris, qu’il salue chaleureusement d’une poignée de main ferme. Un soupçon de mélancolie commence à s’emparer de lui.

Qu’à cela ne tienne. Dans sa nouvelle demeure, notre ami fera la connaissance d’une famille toute neuve, et assez prometteuse qui plus est. Deux beaux enfants. Des faux jumeaux, un garçon et une fille, venant tous deux d’entrer à l’école primaire. Et une femme aimante, blonde et souriante. Le genre de rôle tranquille et reposant qu’il affectionne particulièrement.

Dehors, la rue est bondée. Parmi les badauds, certains, comme Jean-Robert, sont en cours de transition entre deux personnages. D’autres, plus matinaux, ont déjà pleinement commencé leur journée. Il est formellement interdit pour lui de leur adresser la parole.

Tous portent le même masque blanc, condition essentielle d’un anonymat indispensable et non négociable. Ainsi, chacun n’est que l’humble réceptacle du scénario qui a été pensé pour lui, la marionnette s’agitant fébrilement sur les doigts d’un créateur inconnu de génie. Ni plus, ni moins.

A l’intérieur de sa nouvelle demeure, sa bien-aimée et sa progéniture l’attendent. Une fois les présentations effectuées, sa feuille de route lui est donnée afin qu’il prenne connaissance des derniers détails. Le nom de ses connaissances et de ses amis, ses hobbies, ses opinions philosophiques, son plat préféré... Il doit tout apprendre par coeur.

Puis il enfile un pyjama rayé bleu marine, se couche dans le lit conjugal à côté de sa femme, règle le réveil et ferme les paupières. Enfin, la “vraie” journée peut commencer.

10h30.

Jean-Robert est un excellent architecte, très réputé dans son domaine et pouvant se targuer d’avoir mené à bien une quantité non négligeable des projets les plus ambitieux de la région. Mais, comme de nombreuses personnes brillantes, il est doté d’un tempérament quelque peu narcissique, et a tendance à traiter les autres avec une condescendance plutôt malvenue.

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