Test...un deux un deux...est-ce que ce dictaphone marche ? Bon...prises de notes...jour 1. Alors je suis...appelez moi Martin. Ça fera l'affaire. Je suis biologiste. Ce n'est pas très modeste, mais bon...j'ai une bonne reconnaissance de mes pairs, au niveau international. Alors...j'étais dans une période de transition dans ma vie, comme on dit, et j'ai été contacté par...avant que je continue, je précise que pour l'instant, je ne peux pas tout dire. Il n'y a rien de mystérieux ou de dangereux dans mes informations. C'est juste qu'il y a des choses que je sais et d'autres que je ne sais pas. Et de celles que je sais, j'ai signé des documents qui m'empêchent d'en dire le détail. Je ne suis pas d'une nature communicante. J'ai travaillé sur des molécules pour des groupes privés, mais dans ces groupes, la confidentialité est une chose simple : on n'évoque pas le sujet de travail. Là, si j'ai bien lu la liste infernale de la charte de confidentialité, je ne peux même pas dire ce qu'il y avait à manger ce midi, et croyez-moi, ce n'était ni extraordinaire, ni même bon.
Reprenons. J'ai été contacté il y a environ 3 mois par...disons...une organisation militaire gouvernementale pour une série d'entretiens. Pour vous donner une amplitude de l'interlocuteur, ça pourrait être ou ne pas être l'OTAN. Bref. Il s'agissait là d'entretiens très bien rémunérés. J'ai une anecdote à ce sujet. Ce jour-là, j'avais pris le train en 1ere classe, puis le taxi, puis j'étais arrivé au bâtiment militaire. Mon interlocuteur n'avait pas pu se déplacer, et donc je suis reparti toujours en taxi et en train, avec un chèque représentant plusieurs mois de salaire pour un entretien de 0 seconde. Je me demandais si on n'était pas en train de me corrompre vaguement et j'ai appelé un ami à moi, un type qui bosse aux renseignements navals. Il m'a dit que dès qu'on touche au militaire et au top secret, l'argent file sans compter. La corbeille à papier dans le bureau où je suis reçu, qui ressemble en tout point à une corbeille à papier classique, coûte 30 € au contribuable. Parce que c'est ainsi. Il y a probablement une armée d'espions invisibles qui doivent vérifier si la corbeille n'a pas un micro espion chinois caché dans un double fond.
Les entretiens n'étaient pas bien passionnants. Il y a des domaines de recherche sur lesquels je suis passionné et d'autres plus traditionnels. Je pourrais vous parler des heures sur la densité de l'élément chimique du Bismuth par exemple. Vous vous dites « ça, ça doit être vraiment super nul comme sujet, rien que le titre m'ennuie déjà », et bien si vous preniez 5 minutes pour écouter ce que j'ai à vous dire sur le bismuth, je vous emmènerais dans une histoire qui vous paralyserait de stupeur et de fascination - vous cesseriez à jamais de lire de la fiction pour vous plonger dans la chimie et la chimie organique, un voyage dangereux où de brillants esprits ont trouvé des merveilles qui ont changé la face du monde, mais ont trouvé aussi la folie et la mort. Tout ça pour vous dire qu'hélas ils ne m'ont jamais posé de question sur le bismuth. Voici comment se passaient les entretiens.
Je rentre dans le bâtiment et on me prend tout sauf mes vêtements, fouille au corps serré, attribution de badge temporaire. Un type vraiment méchant me dit que si je m'éloigne de lui, il m'arrivera des bricoles. Il fait bien de prévenir, parce qu'on a pas vraiment envie de le serrer de près.
Je suis accompagné par le type méchant et un autre qui a une mitrailleuse, carrément. L'ascenseur monte, parfois descend, aucune porte n'a de nom. Un vrai film américain, on aurait dit que les gars se faisaient toute une comédie. C'était franchement ridicule, et pourtant je suis un habitué de la confidentialité. Comble du ridicule, j'arrive dans une salle minuscule avec une table sortie d'un collège et trois chaises. Et la fameuse corbeille à papier à 30 €. Deux autres personnes sont là, on est donc 5 dans 12 mètres carrés et tous les autres sont armés jusqu'aux dents, bonne ambiance. Il y a un type qui est mon interlocuteur régulier. La première fois, je lui ai demandé son nom. Il a cligné des yeux, il a réfléchi et il a dit « Appelez moi...Paul. Ça fera l'affaire. »
L'autre est un scientifique. Il ne dit rien, il m'évalue. Paul pose les questions.
Au début, les questions s'apparentaient à un entretien de recrutement. Ils me montrent un article que j'ai publié dans une revue scientifique et me posent des questions dessus.
Un jour ils m'ont donné une analyse de bilan biochimique à réaliser. Il y avait indiqué une quantité : 200, et un pays : la Chine. Le bilan ressemblait à ce qu'on pourrait trouver dans une banane, avec quelques cailloux. Paul a été satisfait. Au moment de partir, je lui ai demandé de quoi il s'agissait et Paul m'a dit sans aucune expression : des bananes de Chine.
Avant de poursuivre, je vais vous parler un petit peu de ma vie personnelle. Je n'ai pas eu la chance ou l'occasion d'avoir un projet familial. Je suis un universitaire. J'avoue, je suis un peu planqué. Sans être nobelisable, j'ai structuré une branche de chimie orga moderne et quand je ne suis pas en train de faire une conférence pour confirmer mon statut de fonctionnaire, je réponds aux appels des entreprises privées. Je suis trop installé pour parler avec sérieux de mes théories folles sur le bismuth, par exemple. Un jour Charpak a voulu faire parler des poteries antiques, et le monde s'est moqué de lui. Et c'était un prix Nobel, bordel. Je ne veux pas que le monde se moque de moi, surtout à l'ère d'internet.
Pour tout vous dire, je rêve d'une belle villa au soleil, d'une piscine, d'un bateau, de tous ces rêves des années 80 qui se sont fourrés dans ma tête je ne sais comment. J'entasse l'argent et j'en suis pas loin. Un jour Paul m'a dit : « Quelle serait votre motivation pour travailler pour une organisation comme nous ? », et j'ai répondu « l'argent » sans réfléchir, même si je brûlais d'ajouter « et pourtant j'adore discuter avec le mec des badges qui tire la gueule non stop ». J'ai un peu regretté d'avoir répondu « L'argent. » C'était la vérité, mais bon, quand des militaires vous donnent de l'argent pour obéir...c'est qu'on va pas faire des trucs dont on peut être fiers, non ?
En tout cas un jour Paul m'a demandé s'il voulait qu'on continue ensemble. La suite, ce serait ailleurs - un endroit inconnu où j'aurai moins de libertés, mais où je serai payé chaque jour ce qu'ils me payaient pour un entretien. Si j'étais d'accord, demain on viendrait me chercher. J'aurai droit à un voyage en cargo aérien militaire pour une destination inconnue.
Le calcul a été très rapide. Un an de travail et je pourrais être à la retraite. J'ai dit oui, bien sûr.