2 - La liste de courses

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J'ai donc dit oui. Une jeep militaire est venue me chercher, a inspecté mes bagages. Ils m'ont pris mon smartphone, mais j'ai eu le droit de garder le dictaphone, allez comprendre. J'avais aussi prévu quelques livres, notamment Les Limites de la Vie Organique dans les Systèmes Planétaires de l'académie des sciences américaine. Le militaire a ouvert le livre, a feuilleté quelques pages, puis a reposé le livre en me disant que je ne pouvais pas le prendre. Toujours cette logique orwellienne où on interdit des choses apparemment au hasard.

La Jeep m'a conduit dans un aéroport militaire, et j'ai passé un certain nombre de pièces et de couloirs, où à CHAQUE FOIS, à CHAQUE MAUDITE FOIS, j'ai du dire mon nom en entier et la raison de ma présence ici, même si je venais de le dire à un autre militaire qui était encore en train de me regarder. Mais qui veut travailler à l'armée, cet asile de fous ? À vrai dire, je savais qui : moi, je venais d'accepter leur proposition. J'étais le nouveau fou dans l'asile.

Je suis entré dans un immense avion couleur sable, bruyant comme l'enfer et tout aussi inconfortable. Et je n'avais pas de lecture. Les heures ont été longues. Quand l'avion s'est ouvert, la nuit était tombée un peu trop tôt. L'air chaud s'est engouffré dans l'appareil et j'ai eu l'impression d'avoir mis la tête dans un four. Il faisait très très chaud. J'ai été sonné par la chaleur. J'ai vu quelques palmiers dans la nuit, et j'ai pu entendre des grillons spécifiques du désert. On m'a trainé en état de choc vers un hélico tout aussi gros, on m'a sanglé. Dans mon hébétude, j'ai vu un large plan d'eau qui miroitait sous les étoiles. Il y avait aussi des détonations sourdes.

L'hélico s'est posé avec une secousse dans un camp où ça hurlait de partout. On m'a conduit dans une grande tente de lin doublée de toile, avec un lit, un distributeur d'eau et de quoi faire sa toilette. J'ai dormi 10 heures, trempé de sueur et la tête lourde des détonations : j'avais l'impression d'avoir de la fièvre.

Je commence à m'habituer. Avec le temps, le plus dur c'est l'ennui. Je ne fais strictement rien. Je n'ai pas le droit de sortir de ma tente. Cela ne veut pas dire que je sais rien de ce qu'il se passe ici. Voici ce que je sais : je suis parti vers l'est, de plusieurs fuseaux horaires. Je suis aussi descendu sous les tropiques. Je suis dans une zone désertique, mais proche de la mer. Et je suis dans une zone de conflit. Je ne suis pas très au courant des guerres, mais je dirais, Érythrée, Somalie, Iran, Irak, Pakistan éventuellement. Dijbouti ?

Donc je m'ennuie. J'ai l'impression d'être puni. J'ai une théorie : le diable, c'est juste Dieu qui accepte de te donner ce que tu désires. Parce que quand tu l'as, tu trouves ça nul. Je voulais être planqué et gagner un max de fric, et bien j'ai exactement ça. Je suis devenu un de ces pantouflards qui n'attendent que le passage du temps et qui accumulent de l'argent à chaque seconde. Les secondes passent et je vois ma maison, ma piscine qui se construit...mais je me demande aussi si ne rien faire ne va pas me rendre fou. Je connais les symptômes de l'isolement carcéral : désespoir, confusion mentale. Troubles de la vision du au fait de ne jamais pouvoir voir plus loin que les murs. Perte de poids. Pensées parasites. Anxiété. Insomnie. Dépression. Hypertension. Paranoia. Psychose. Automutilation. Suicide.

Dieu merci, je n'en étais pas encore à « désespoir ». N'en pouvant plus, j'ai tenté de négocier avec le militaire qui gardait ma cellule, quelqu'un qui avait pour consigne de ne pas communiquer avec moi. Comme j'ai fait du raffut, un autre militaire est venu, plus vieux, plus accommodant, dans ses yeux, il y avait une espièglerie qui me disait qu'il était content de m'en faire baver un peu - et ça m'a rassuré. Ok pour le bizutage, si ça ne dure pas. Il m'a proposé de me faire livrer une liste de livres pour me calmer.

J'ai demandé à ces idiots de me ramener les livres que j'avais laissé chez moi. Une dizaine de bouquins sur les biochimies hypothétiques. Également tant qu'à faire le dernier numéro de Nature Review Molecular Cell Biology. Emporté par mon élan, j'ai demandé des feuilles à quadrillage hexagonal pour bosser de la chimie orga, un tableau noir, une machine à écrire - oui, mécanique monsieur, comme ça aucun hacker chinois ne viendra voler les précieux secrets de votre tente merdique.

J'ai aussi ajouté un livre...cela ne me ressemble pas, mais l'isolement m'a un peu secoué. Un peu avant de partir, j'étais au self de l'université, et à la table j'avais mes collègues habituels, mais aussi une certaine Emma qui venait d'intégrer l'équipe. Pas du tout en biochimie, son truc c'était la linguistique. Elle m'a fait, disons, bonne impression. Elle est brillante, c'est sûr. Il y a eu une bonne biochimie entre nous, d'une certaine façon. Ces derniers temps, quand je construisais ma piscine avec les secondes qui passent, je me disais que je verrais bien une Emma en train d'y nager. Dans notre longue discussion, Emma m'a fortement invité à lire de la fiction - et vous savez déjà combien je trouve que la fiction est bien moins intéressante, par exemple, que la densité du bismuth. Et elle m'a invité à donner sa chance à un livre : l'Épopée de Gilgamesh, la 1ere œuvre de fiction de l'histoire de l'humanité. Il y avait, selon elle, des vérités scientifiques tout à fait étonnantes dans cet ouvrage. Et je me suis dit ces derniers jours, si Emma doit faire un pas vers ma future piscine, ce serait bien que je fasse un pas vers elle et que je lise son Gilgamesh. Alors je l'ai rajouté dans la liste.

Ah, et j'avais un plan secret. En effet, cachés dans ma liste, j'avais glissé l'air de rien une loupe et un manuel de botanique tropicale. Avec ces deux derniers éléments, il me suffira d'une feuille d'arbre poussée dans ma tente par le vent pour déterminer exactement ma position. Je pourrais sonner le colonel du coin en lui disant « Bon mon petit gars, vu qu'on est à 38 km de Tombouctou où ne pousse que ce type de bananier, vous pourriez passer aux choses sérieuses et me dire pourquoi je suis là ? »

Alors que j'étais en train de rouler des mécaniques de façon imaginaire et que de façon toute aussi imaginaire j'avais bien mouché ce colonel à la noix, je venais de réaliser quelque chose qui me fit l'effet d'une douche froide, et pourtant il faisait 40 degrés.

Peut-être que cet isolement était un test. Peut-être étais-je encore dans le processus de recrutement. Mais pour quelle mission ?

SiduriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant