Le gars qui ne parle pas à l'entrée de ma tente m'a dit que les livres arriveraient demain. Je suis comme un gamin la veille de Noël. J'ai le cœur qui bat fort. Pas seulement pour les livres, ou la chaleur, mais surtout parce que je vois ce qui se dessine. Quelque chose d'immense nous attend, vous et moi, cher auditeur que je ne connais pas.
Pour que vous le compreniez aussi, je dois vous en dire plus sur mon champ d'expertise. Je suis un expert en biochimies hypothétiques. Alors...sur la terre, nous les humains, les animaux, les plantes, en gros, on est des assemblages de cellules vivantes dont la structure dépend de l'atome de carbone. Mais sur une autre planète ? Bon, il y a beaucoup de carbone dans l'univers, donc il est possible que ce soit pareil. C'est assez fainéant comme effort d'imagination, Carl Sagan appelait cela « le chauvinisme du carbone ». Nous sommes incapables d'imaginer d'autres fonctionnements (alors qu'en plus, sur notre bonne vieille terre, on a déjà trouvé des bactéries qui fonctionnent sur du soufre ou de l'arsenic !)
Maintenant imaginons que nous soyons sur une planète sans carbone. Ou sans eau. La vie peut-elle apparaître ? Et bien c'est la question à laquelle nous autres, les spécialistes des biochimies hypothétiques, essayons de répondre.
La méthode de travail classique est aussi très chauvine, si vous voulez mon avis. On prend des cellules classiques, on enlève le carbone et on met autre chose à la place, par exemple le silicium, vous savez le truc qu'il y a dans les ordinateurs. Et on regarde si ça marche. Et ça marche...plus ou moins. Vous savez que les humains respirent de l'oxygène, O2, et expirent du CO2. Le feu aussi fait ça. Cela nous donne de l'énergie, c'est la vie. Dans cette vie de silicium, on aspirerait de l'O2, mais on expirerait du SiO2, du dioxyde de silicium. Et le SiO2, c'est solide. On aurait les poumons plein de cailloux. Ce n'est pas très grave, hein, on pourrait imaginer qu'on expire non pas du gaz mais de la matière solide, un peu comme quand on va aux toilettes.
Pour tout vous dire, ce jeu de puzzle m'ennuie. Mes collègues fabriquent des architectures de silicone ou de germanium théoriques, mais terriblement prévisibles.
Avec le temps, j'ai remarqué deux choses. La première chose, c'est que la vie s'accroche. La vie est partout, et elle est tenace. On envoie des hommes sur la lune, mais nous n'arrivons pas à anéantir la bactérie du tétanos. Travailler sur ces puzzles fragiles, en se demandant si une plante de germanium ou de plomb pourrait faire de la photosynthèse et survivre, c'est être ignorant de la réalité profonde de la vie : la vie se cache partout, campée derrière les rochers comme un guérilleros et tiendra bon, quels qu'en soient les sacrifices.
La deuxième chose c'est que comme le disait Sagan, nous sommes chauvins, mais comme le disait aussi Lovecraft, nous vivons sur de placides îlots d'ignorance, incapables d'imaginer ce qu'il y a dans l'abysse qui sépare ces îlots. De la vie sur Mars, Europe, certes, mais pourquoi mépriser Vénus ? Parce qu'il fait 427 degrés à la surface ? Et pourquoi pas de la vie sur le soleil ? Tant qu'on rira à ces hypothèses, notre discipline restera primitive, emprisonnée, mesquine et pour tout dire, chiante comme la pluie.
À titre personnel, je travaille sur une approche radicale et inverse. Au lieu de me dire : « comment la vie pourrait-elle exister dans cet environnement ? » je me dis plutôt « comment ne pourrait-elle pas exister ? ». Je ne sais pas qui écoute mon message, mais sachez une chose : j'ai vu des paysages fantastiques et des formes de vie stupéfiantes dans les tableaux imaginaires de mes recherches. Des choses que je ne peux pas partager, pour garder le respect de mes pairs.
Imaginez une planète de bismuth, proche du soleil. 1000° à l'équateur, 300° aux pôles. Des mers de bismuth, brillantes comme de l'or sous l'étoile proche, dont la gravité provoque des vagues lentes et majestueuses, hautes comme des buildings. Grâce à la densité unique du bismuth liquide, des icebergs de bismuth dérivent sur les flots métalliques. Ces Icebergs sont irisés comme des arc en ciels, et ont la forme d'un tas de cadres de tableaux imbriqués au hasard. Les masses liquides ont leur cycle de vie, elles induisent un tropisme des particules qui vont nécessairement créer et combiner des molécules. Comme un peintre, je n'ai qu'à me poser avec ma toile devant ce paysage fantastique et prendre des notes. La vie est sur le point d'apparaître. C'est ainsi que nous devrions travailler. Poser le théâtre de la guerre, et observer le conflit de la vie contre la non-vie se dérouler. Regarder la tragédie de la vie : cette vie qui n'a d'autre choix que de gagner, car c'est sa définition même.
Je me suis laissé emporter. Mais maintenant que vous savez cela, vous pouvez déduire comme moi les 4 possibilités qui expliqueraient ma présence ici.
La première possibilité, c'est que nous sommes en zone de guerre et que je suis biochimiste. Un de ces quatre, ils vont m'appeler, et me mettre dans les mains un missile russe contenant une arme bactériologique et je vais perdre 20 ans d'espérance de vie en travaillant sur ces substances mortelles. Cela dit, à moins que les russes aient pactisés avec les extra-terrestres, je ne vois pas pourquoi ils m'auraient sélectionné moi, plutôt qu'un expert en neurotoxiques.
La deuxième possibilité est un scénario de type Stargate. Ils ont découvert un portail magique vers un autre monde et je vais être celui qui va analyser les nouvelles formes de vie inconnues. Je vous avoue que ce serait le pied total, mais j'ai des gros doutes.
La troisième possibilité est un scénario que j'appelle le « Stargate light », c'est qu'une météorite est tombée dans le coin. En ces latitudes, on peut facilement les voir. Et peut-être qu'elle dispose de briques élémentaires de composition de la vie dans une gangue de glace...ou même de silicium. Ce n'est pas impossible et plutôt excitant, c'est ce qui fait battre mon cœur. Une telle opportunité pourrait rendre ma carrière déjà brillante...disons...totalement aveuglante. Et cette attente insupportable dans cette chaleur aura vraiment valu le coup. Oui, il fait chaud, mais d'en parler me donne des frissons.
La quatrième et dernière possibilité, c'est qu'ils sont tous ici aussi cons qu'ils en ont l'air. Ils m'ont recruté par erreur. J'aime la science-fiction, bien sûr. Mais étrangement, en l'état de mes connaissances, c'est actuellement le scénario le plus plausible.