Les dernières heures ont été bouleversantes.
J'ai pris la grave décision de stimuler les neurones de Siduri. C'est une expérience qui va la tuer, c'est à dire tuer ma seule source d'eau, ce qui n'a pas trop d'importance dans le fond, puisque je n'ai plus de nourriture et plus rien d'autre. J'avais d'autres réticences...Siduri est-elle consciente ? Pour me sauver, je vais tuer la seule chose qui peut nous faire voyager entre les mondes...mais si je ne retourne pas chez moi, les miens ne pourront jamais savoir.
Cette décision est égoïste, je sais...je sais que Siduri, grande et lente, est un édifice végétal et minéral dont l'âge est en millions d'années. Dois-je me sacrifier pour elle ? Tant pis, j'ai décidé. Je ne veux pas mourir. J'emporte une bouture avec moi. Il y aura la séquence ADN. Dans 20, 30, 50 ans, si je passe le trou vers mon monde, les scientifiques pourront reproduire Siduri. Nous aurons le fin mot de l'histoire. Et nous rejoindrons le continent de lumière.
Je vais tuer cette créature pour sauver ma vie. J'espère que cela va marcher, sinon, tout sera mort sauf moi ici, et je ne serai qu'un humain destructeur de plus. Je pense que c'est ainsi qu'on peut résumer hélas l'empreinte humaine sur le monde : l'humanité détruit tout en pensant construire. Ce sera ainsi. Je me répète que je dois vivre, pour être certain.
Sous une pluie battante, de l'eau jusqu'aux genoux et dans un tonnerre de cauchemar, j'ai désossé tout ce que j'avais de métallique, j'ai scotché tout ça dans une tige de 10-15 mètres et j'en ai fait le paratonnerre le plus minable que j'ai jamais vu. J'ai fouillé dans mes dernières réserves, j'ai avalé une dernière ration presque d'un coup, et, dans une bouteille cassée j'ai bricolé une solution acide, au hasard.
J'ai versé l'acide sur la tige la plus proche. Siduri n'a pas crié - le tonnerre éclatant et déchirant aurait couvert tous les bruits, mais j'ai vu les fleurs se tourner. Elle réagissait. L'acide a dissous la structure de silicium. Dessous, il y avait ce maillage...je n'ai pas eu le temps de l'analyser, hélas. J'ai fiché mon paratonnerre dedans. Et maintenant, espèrer que la foudre tombe.
J'ai commencé à reculer...la foudre est tombée aussitôt, et un souffle d'air m'a projeté sur dix mètres, dans l'eau. L'eau est rentrée dans mes poumons, j'avais l'impression de mourir, surtout que j'étais devenu aveugle et surtout complètement sourd. Je me suis dressé, avec la peur la plus insupportable de ma vie, à quatre pattes, vomissant de l'eau. Je ne voyais plus rien du tout, mais le bruit continuait à mesure que je reprenais mon ouie. Il fallait que je me lève...la stimulation ne durerait pas trop de temps, Siduri allait mourir...
J'ai avancé à tâtons...la vue me revenait, alors que je suivais le courant de l'eau qui descendait le long du sentier. Je me retourne une dernière fois : la foudre n'était pas tombée une fois : elle tombait en permanence sur mon paratonnerre, 3 ou 4 fois par seconde, et s'infiltrait dans Siduri qui agitait mollement ses immenses tiges comme une pieuvre mourante. Toute la fureur du ciel et de cet immense océan se focalisait sur la plante immense...
Je ne devais pas perdre de temps. Je suis descendu au plus vite, avec un petit sac contenant ce dictaphone, des échantillons, des observations...l'eau courait vite et fort. Je m'agrippais aux falaises schisteuses, mais je glissais vers le bord...une chute de 2000, 3000 mètres vers un océan empoisonné. Les placides tiges étaient agitées de soubresauts sous mon electrochoc.
Je suis arrivé à la cathédrale, le lieu souterrain de racines où se trouvaient les synapses. Elles étaient toutes actives. Elles sont devant moi. Elles donnent toutes sur le ciel bleu intense du désert. La sortie est là. Je n'ai plus beaucoup de temps. Je dois vous dire encore deux choses.
La première c'est que...je n'ai pas le temps d'expliquer comment je le sais mais : l'electrochoc tue la plante, mais accélère profondément ton métabolisme. J'étais un petit moucheron d'une durée de vie de deux minutes pour ce géant, et c'est lui qui s'est mis à vivre plus rapidement que moi, intensément. La densité forte de métal dans Siduri associée à la foudre a généré les champs, disons, électromagnétiques affectant mes zones sensitives. Peut-être directement dans mon cerveau. Peut-être, son esprit immense et puissant, tel un dieu, cherchait une façon de me supplier de retirer le paratonnerre et de la sauver - mais elle était déjà condamnée.
J'ai vu Siduri, dans ces visions. Ses racines et ses fleurs s'enfoncent dans l'océan sur des kilomètres en profondeur et recouvre l'intégralité du globe. Elle est immense, inimaginablement immense. Elle consomme la croûte du globe. Elle a mis des millions d'années à grandir. Peut-être même des centaines de millions d'années. Elle a des milliards de milliards de neurones. Elle est supremement intelligente, même si elle est très lente. Elle a de la curiosité et de l'affection, et de la terreur. Elle a une forme de conscience. Et elle est en train de mourir. Je ne savais pas...je ne savais pas à quel point...
Elle m'a montré le continent de lumière. Des machines immenses, aux engrenages grands comme des villes, avec des contrepoids et des canaux vivants de navires effilés. Des formes géométriques passagères, occupées à des activités défiant l'imagination. Des farandoles de lumières inexplicables. J'ai peur que tout ceci meure. J'ai honte de retourner chez moi.
Dans ces sentiments de culpabilité intense, une pensée me protège, mais peut-être que c'est un mensonge que je fabrique pour préserver ma santé mentale. Siduri était un être radieux, mais seul, parfois hanté de rares visiteurs qui mouraient le temps d'un clin d'œil. Siduri meurt
Siduri va mourir, mais elle vivra à travers sa descendance. J'ai bouturé Namtar, Nanshe et Nindaba, au sommet de l'île. Une fois l'eau dégagé, les plantes prospereront sur le corps de leur mère défunte. Dans des millions d'années, elles s'entremeleront tout autour de la planète comme le fit autrefois leur ancêtre. À leur rythme lent, elles se parleront, s'épanouiront, aimeront. Il y aura quelque chose de bien qui sortira de ce drame.
Je laisse ce dictaphone ici. Je comprends pourquoi les anciens avaient gravé les murs, là haut. C'était leur dictaphone à eux. Ils ont raconté, comme moi, leur venue ici au bout du monde, la traversée du tunnel, l'ascension aux milliers de morts, la lune réflechissante et le continent de lumière. Avec leurs mots et leurs interprêtations religieuses, à une époque ou la religion expliquait le monde à la place de la science. Demain, il y aura peut-être une autre discipline de l'esprit qui donnera avec encore plus de vérité une définition des mystères de ce monde.
Je laisse ce dictaphone pour vous aider à survivre. Je n'ai pas pu lire les glyphes. Ceux qui viendront ensuite ne pourront peut-être pas comprendre ce qu'il y a ici. Tant mieux...mon crime ne traversera pas les siècles.
Adieu ma grande plante. J'emporte avec moi Isimud, le dernier d'entre vous. Je lui trouverai un sol schisteux et une serre d'oxygène. Tu meurs mais tu vivras désormais sur deux mondes. Je suis désolé. Adieu Siduri.