Un dernier verre ?

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    Je n'ai que très peu de souvenirs, mais des choses m'ont marqués et ce ne sont pas forcément les meilleurs moments de ma vie. Je n'ai pas mené une vie très intéressante, qui ne mérite pas d'être lu ou entendu. A vrai dire, je ne sais pas trop pourquoi je te parle à toi, qui me regarde avec cet air peiné.

    Je ne veux pas que tu me vois comme une pauvre âme, un pauvre gars à la limite de l'amnésie mais comme l'homme qui va disparaitre et qui ne laissera rien sur cette Terre, si ce n'est une petite marque dans ton esprit. J'ai ce besoin, presque irrépressible, de te raconter ce qui m'a mené ici.

    Je suppose que je vais commencer par le commencement, non ? Bien, le commencement... Pour cela, il faut que tu fasses un petit voyage de sept ans en arrière, tu veux ? Ne t'inquiète pas, c'est sans risques, je t'assure.

    Je suis content que tu acceptes, ça m'apaise de savoir que mon passage restera dans tes souvenirs. En tout cas, je l'espère tu sais. Prends ma main et direction le onze mars deux-mille sept.

    Nous y voilà. Cette journée, je ne pourrais jamais l'oublier. Tu vois cette femme qui... Oh, non, ne t'en fais pas, personne ne nous voient ! Je disais donc, tu vois cette femme qui berce cet enfant ? Elle s'appelle Lise. Je sais ce que tu te demandes, et pour répondre à ta question, c'est ma femme. Enfin, mon ex-femme techniquement. L'enfant qu'elle a dans ses bras, c'est notre petit dernier, qui s'appelle Marc... Cette année, il a eu sept ans, le grand garçon...

    La présentation de ma famille n'est pas bien intéressante, mais je suis obligé de la faire, pour que tu puisses comprendre chaque fragment de mon histoire, du plus futile au plus important. Lise et moi avions trois enfants : Anaïs, qui a eu quinze ans, Diego, qui aura onze ans à Noël et enfin, Marc, que tu connais déjà.

    Tu te demandes sûrement pourquoi t'ai-je amené ici, alors que tout est normal ? Attends un tout petit peu, je ne vais pas tarder à entrer en scène. Là, là, regarde ! Cet homme, c'est moi. Moi, il y a sept ans, mais moi tout de même. Je rentre du travail -je travaillais en tant qu'agent immobilier-.

    La dispute éclate. Je ne sais même plus à propos de quoi nous nous disputions, mais c'était blessant. Là, tu la vois qui hurle et qui appelle les enfants ? C'est la dernière fois que je les verrai. Pourquoi ? Parce qu'elle m'a quitté ce jour-là et qu'elle est partie. Je ne sais même pas où ni pourquoi. Bien sûr, on est passé au tribunal avec cette histoire, bien qu'elle n'ait jamais amené les enfants.

    J'ai perdu, que veux-tu que je te dise. Elle a eu la garde complète des enfants, et moi, j'étais là, minable. J'avais perdu ma femme et mes enfants du jour au lendemain. J'étais certain que rien de pire ne pourrait m'arriver désormais. Et pourtant... On m'avait dit que Dieu pouvait m'aider. Tu parles, c'est pas lui qui ramènerait mon bonheur : ma famille.

    Du coup, je me suis retourné vers l'unique chose qui me permettait d'oublier le temps d'une nuit que je n'avais plus rien. L'alcool. Très mauvaise idée, j'en ai perdu mon emploi. J'ai donc continué à boire, à ne plus gagner d'argent et je me suis fais expulser de mon appartement. Je n'avais nulle part où aller, mon père étant mort en deux-mille six et ma mère, à ma naissance. Tu devineras facilement que je n'ai ni frères ni soeurs. Bien, reprends ma main, nous allons trois ans plus tard.

    Cet homme, assis sur ce banc, l'air vide, c'est moi. On est loin de ce que tu as vu tout à l'heure, n'est-ce pas ? Ce "moi", il boit toujours. Il boit jusqu'à vomir, jusqu'à s'évanouir même. L'alcool qui brûle sa gorge et ses entrailles n'arrivent plus à guérir les blessures encore vivaces qu'a laissé Lise. Ce n'est pas très intéressant, je sais, je t'avais prévenu. Mais laisse moi te faire voyager une dernière fois, je t'en prie.

    Le point final, le dernier arrêt. Tu ne vois rien ? Allons, concentre-toi. Il fait nuit, je sais, mais là, tu vois bien cette masse noire infâme ? C'est... Moi. J'ai honte de ce que je suis à ce stade de l'histoire, tu sais. Ce "moi" là, boit et se drogue aussi. Il n'a plus rien, alors il se dit qu'un peu plus, un peu moins... Quelle différence ?

    Nous sommes le sept août deux-mille quatorze, il est une heure du matin. Aujourd'hui, je suis mort. Mort de tristesse, mort d'avoir trop bu, mort d'avoir pris trop de drogue.

    Mes souvenirs s'arrêtent ici, pas très beau hein ? Je suis content de voir que tu m'as suivi jusque-là et d'avoir fait silence en m'écoutant pleurer. Merci d'avoir essayé de me comprendre en m'accompagnant dans ma courte descente aux enfers. Je vais bientôt m'en aller, pour toujours, et tu ne te souviendras très probablement pas de moi dans quelques années alors... Un dernier verre ?

PessimismeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant