Le dîner

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L'alcool lui brûla la gorge. Un frisson parcourut son échine, la rendant fébrile. Tout se flouta un peu, comme une mise au point faite par ses yeux. Une autre gorgée. Encore une autre. Oublier. Oublier les derniers mots d'Alexandra, oublier qu'elle l'avait perdue, que plus jamais elles ne s'adresseraient la parole. Oublier qu'elle lui avait menti, et qu'elle ne saura jamais la vérité. Oublier la cruauté de ce monde de merde. Boire. Voilà la solution.

Des frappements à sa porte la fit sursauter. Son cœur rebondit dans sa poitrine et son esprit s'affola brusquement. Ses gestes se firent rapides, paniqués, et elle glissa la bouteille sous son lit, en priant pour que personne ne vienne fouiller la dessous.

-Oui ?

Elle ne s'attarda pas sur le brisement de sa voix. La porte s'ouvrit et Emilia, la domestique, entra, sa moue habituelle planté sur le visage. Elle déposa des vêtements propres sur son lit, sans même la regarder. Le tout se passa dans un silence désagréable, presque lourd, mais au moins, elle ne se rendit pas compte de son misérable aspect. Avant de ressortir, elle lança :

-Votre père veut dîner avec vous, ce soir. À dix-neuf heures.

Puis elle sortit, sans mesurer l'horreur de ses paroles. Alice n'arriva plus à respirer. Et merde. Merde, merde, merde. Son père ne dînait jamais avec elle sauf lorsqu'il avait quelque chose à lui reprocher. C'est à dire, juste avant d'avoir le visage maculé de bleus. D'ordinaire, c'était elle qui préparait son repas, quand elle avait envie, c'est à dire jamais. Souvent, trop absorbée par ce qu'elle faisait, elle oubliait de se rendre dans la cuisine et s'endormait le ventre vide. Alice n'avait jamais été le genre de fille qui mangeait beaucoup.

Elle s'allongea sur son lit et couvrit ses yeux de ses mains. Là, c'était sûr, il allait voir que quelque chose clochait. Soit il avait remarqué l'absence de certaines bouteilles dans le placard vitré, soit il voulait lui parler de ses cernes inhabituelles, soit... Elle se redressa brusquement, son cœur loupant un battement. L'examen d'histoire. Son professeur envoyait toujours la note aux parents lorsque celle-ci était inférieure à 5. Et ça faisait trois jours qu'elle l'avait fait. C'était largement suffisant pour lui permettre de corriger et d'envoyer un joli mail aux tuteurs légaux. Juste pour faire chier.

Alice passa une main sur son visage, ses yeux écarquillés. Il allait la tuer. Elle n'allait pas sortir vivante de cette maison. Il se rendrait compte de tout, de la cigarette, de l'alcool, de tout ce qu'elle avait fait d'interdit. Elle aurait tout donné pour s'enfuir par sa fenêtre et ne plus jamais revenir, mais un jour ou l'autre, quelqu'un la ramènerait et tout sera bien pire. Non, il fallait qu'elle assume. Et ça commençait par affronter le danger en face.

Il lui restait dix minutes pour se préparer.

En un temps records, elle se déshabilla, ignorant le corps osseux et maigre du miroir et revêtit une robe noire simple, aux manches longues et au décolleté léger. Pas trop cintrée, histoire de donner l'impression que son corps avait une corpulence normale. Elle orna ses oreilles de boucles en argent et rassembla ses cheveux en un chignon relâché. Puis elle sortit la gamme de maquillage envoyé par sa mère l'année dernière - un des seuls cadeaux arrivés jusqu'ici, d'ailleurs - et prit bien soin de cacher les cernes par du fond-teint, avant de se rendre compte que ça ou rien, c'était pareil. Le violet transparaissait toujours. Ses yeux paraissaient toujours aussi rouges et fatigués. Et se maquiller trop n'était pas la solution non plus. Il s'en rendrait compte, poserait des questions. Et dieu qu'elle détestait ses questions.

Alice regarda son téléphone. Dix-neuf heures moins cinq. Le cauchemars approchait à grands pas.

Elle sortit de sa chambre dans un silence de condamnée, traversa le couloir, descendit les escaliers, prit le tournant à gauche et arriva dans la grande salle à manger richement décorée. Le lustre en cristal pendait au dessus de la longue table en bois reluisant, éparpillant ses éclats de lumière partout dans la salle. Les couverts étaient déjà mis, les plats chauds déjà posés. Même si la pièce était décoré comme à l'époque victorienne, beaucoup d'éléments rajoutaient de la modernité à l'espace, se combinant parfaitement bien. Il fallait avouer qu'en matière de goût, son père était bien placé. En parlant du loup...

Chute libre ✔Où les histoires vivent. Découvrez maintenant