Premier pas

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Elle s'empara de son ciseau et les approcha de sa mèche ondulée. Hier, elle avait exactement fait la même chose. Le même schéma, tous les jours, trop prévisible, trop ennuyante, trop d'ennuis. Encore, elle hésitait, encore, elle les reposait sur sa commode, des larmes de rage perlant dans le coin de ses yeux sombres. Pourquoi avait-elle l'impression de vivre la même chose éternellement ? Pourquoi ne tentait-elle pas quelque chose de nouveau, quitte à se faire punir par son père ? N'était-ce pas ce que les adolescents de quinze ans faisaient ?

Elle se leva et s'empara de son sac, comme elle l'avait fait hier, avant-hier, et le jour encore d'avant. Elle passa au milieu du couloir, jeta un coup d'œil au chien qui dormait aux pieds de son maître, ouvrit la porte, la referma, traversa l'allée, monta dans le taxi et observa les maison alignées et toutes semblables les unes aux autres. Elle essaya de percer à jour les quelques changements dans les fleurs, les portes, les décorations ou les nains, mais non. Rien. C'était la banalité de la vie mise en image, l'ennui présent dans chaque recoin du quartier. Encore un lieu qui me va à merveille, ironisa-t-elle pour elle-même.

Elle arriva devant le lycée, toujours bondé de voiture en double file et de bus mal garés. Toujours trop de bruits, trop de klaxons, trop de voix, trop d'éléments à observer, trop de choses à écouter. Trop de vide, là-bas, sous la voûte de pierre blanche. Tout dans cet endroit criait l'absence de ses amis. Où étaient-ils passés ? Alice se retourna. Un groupe de garçons de dernière année aux allures bad boy. Plus loin, des filles de premières qui révisaient pour leurs examens. À sa gauche, un duo qui rigolait, à sa droite, des personnes qui se saluaient, mais dans toute cette cohue, parmi tant de monde, elle ne vit aucune trace d'Alexandra et Mathéo.

C'était la première fois qu'Alice se retrouvait seule.

Et à ce moment-même, elle aurait souhaité être partout, sauf là où elle se trouvait maintenant.

Pourquoi elle ? Qu'avait-elle fait pour mériter ce sort ? Elle en voulait tellement à Alexandra. Quelle genre d'amis abandonnait ses proches ?

Alice pivota de nouveau sur elle-même, et ses yeux parcoururent la place. Au début, son regard balaya seulement la foule, sans grand intérêt, sans prêter attention aux détails insignifiants. Puis soudain, elle revint sur un groupe qu'elle reconnut et son cœur se mit à battre plus rapidement.

Sasha.

Elle se détourna pour briser le moindre contact visuel qu'elle pouvait avoir avec son ancien compagnon de classe. Elle l'avait dénoncé l'année précédente au CPE, et il s'était avéré qu'il avait été impliqué dans un trafic de drogue. Petit rôle, ignorance de la situation, la seule punition que ses parents reçurent furent une amende. Mais là n'était pas le problème. Le problème était que Sasha l'avait toujours regardée mauvaisement depuis ce jour-là, comme s'il préparait un mauvais coup où quelque chose du genre. Non, mieux ne valait-il pas traîner dans les parages lorsque lui et sa bande passaient.

Visiblement, aujourd'hui, c'était trop tard.

- Oh, tiens ! Qu'est-ce que je vois ici ? Alice Laena a besoin d'un peu de compagnie ?

S'ensuivit une vague de rires moqueurs. Elle sentit ses joues chauffer et les battements de son cœur accélérer. Elle percevait sa sombre aura s'éparpiller autour de lui comme les gaz nocifs d'une usine abandonnée. Dieu qu'elle le détestait.

Elle entendit un chuchotement sonner comme un ordre et avant qu'elle n'ait pu s'enfuir, des bras fins et entourés de bracelets en tout genre se glissèrent sur ses épaules et la menèrent contre sa volonté vers la personne qu'elle s'était jurée d'oublier.

- Ça fait longtemps qu'on a pas causé, non ? Sourit-il, entrouvrant ses lèvres pour laisser échapper la fumée de sa cigarette.

Il était assis d'un air nonchalant sur le dossier d'un banc, un bras appuyé sur son genou, le regard malicieux et brillants de fierté. Il aimait faire son caïd, donner une impression de chef de bande insensible. Sasha de l'année dernière, en bien pire. Alice ne lui répondit que d'un regard noir. Elle se dégagea avec véhémence de l'emprise d'une fille qu'elle ne connaissait même pas et affronta Sasha dans toute sa hauteur.

Il laissa échapper un petit rire. Ses boucles brunes tombaient avec dédain sur son front, comme si elles refusaient de suivre le mouvement de la chevelure. Son sweet était bien trop large pour son corps fin, et des chaînes en argent ornaient son pantalon resserraient aux chevilles. Habillé seulement avec de la marque, bien entendu. C'était à croire qu'il était millionnaire.

Il maintint son regard plusieurs secondes durant, puis lui présenta sa cigarette comme cadeau de bienvenu. Alice secoua la tête. Des rires s'élevèrent dans le groupe.

- Bien sûr, rigola-t-il. La fille à son papa ne touche jamais à ces genre de choses.

Le rouge gagna ses joues. Elle sentait la rage monter. C'était donc ainsi que tous la voyaient ? Comme une étudiante exemplaire et obéissante, n'osant jamais un pas dans quelque chose de dangereux. Foutu monde de merde, pourquoi elle ?

- J'ai déjà essayé, je te signale. Mais je n'aime pas.

Ses sourcils s'élevèrent, mimant la surprise. Il n'y croyait pas, cela se voyait dans son regard.

- Ah oui ?

- Oui.

- Alors essaie une seconde fois. On sait jamais.

La panique lui obstrua la gorge. Si elle refusait, ils allaient tous rire. Elle allait devenir l'objet de futures plaisanteries malfaisantes, de rumeurs humiliantes, et tout ce que Sasha et son groupe serait capable de faire. Et elle refusait de jouer ce rôle de fille parfaite. Elle en avait assez. N'était-ce pas stylé de jouer les insensibles comme Sasha ? Se faire respecter dans une communauté, être craint par certains comme elle le craignait lui. Au lieu d'une petite étudiante studieuse et sage.

- Passe.

Cette fois-ci, il n'eut pas besoin de mimer la surprise. Il le fut vraiment. Puis un grand sourire illumina son visage, presque irritant. D'un geste de la tête, il ordonna à Jessica, son amie d'enfance, de lui tendre à elle une cigarette. Alice n'arrivait pas à croire ce qu'elle était en train de faire. Pour la première fois dans sa vie, elle brisait les règles imposées par son père. Pour la première fois, elle faisait ce qu'elle avait envie, elle. Pour la première fois, personne ne se riait d'elle. Et ça faisait un putain de bien.

Elle s'en empara et sans vraiment réfléchir à ses actes, la glissa entre ses lèvres. La fumée s'immisça dans sa gorge et l'étouffa. Elle se mit à tousser avec véhémence, grimaçant sous le goût monstrueux de cette chose. C'était bon et mauvais à la fois. Agréable et horrible. Elle entendit des applaudissements et des cris d'acclamations tandis qu'elle avait l'impression de mourir d'asphyxie. Lorsqu'elle se remit de ses émotions, elle croisa le regard de Sasha qui lui signifiait clairement qu'elle devait recommencer.

Et comme une idiote, elle le fit.

Cette fois-ci, elle put savourer le goût réelle de la fumer. Bizarrement, ce n'était pas la même odeur que lorsqu'elle passait à côté d'un fumeur de tabac, mais elle pensa que c'était peut-être la marque qui changeait. Elle l'inspira profondément et expira par le nez, sentant l'adrénaline la traverser en une vague de frissons. Voilà que tous la regardait comme une fille téméraire. Une fille qui osait. Elle avait enfin perdu son image qui la dégoûtait d'elle-même, elle était enfin quelqu'un aux yeux de ses compagnons. Juste par le fait de franchir les barrières des adultes. Juste pour essayer quelque chose d'interdit. Elle était fière.

Après sa troisième gorgée, les yeux de Sasha se mirent à se plisser, comme si il rigolait de l'intérieur. Une lumière brillait dans ses pupilles, une idée jaillissait lentement dans son esprit, mais en silence, sans que personne ne s'en rende compte. Alice mettait un pied dans un monde qu'elle ignorait totalement, et cela rendait le jeune homme jubile.

Ce jour-là, elle commit la plus grande erreur de toute sa vie.

Chute libre ✔Où les histoires vivent. Découvrez maintenant