Nos bras morts attendent (1988)

7 0 0
                                    

1

C'était très, très réel. Rien n'était plus réel que ça. Absolument rien. Il n'existait rien de plus réel que de s'accroupir sur ce carrelage jauni, à coté du corps de la fille aux yeux tristes qu'il avait été prêt à aimer, si elle l'avait laissé faire. Merde, putain, peut-être qu'il ne l'aurait pas aimée. Peut-être qu'ils n'auraient pas fait long feu. Mais n'auraient-ils pas dû avoir la chance de le découvrir ? La même chance que n'importe quel autre jeune de leur âge ?

Ce n'était pas juste.

Rafe s'assit. Le carrelage s'avérait froid. Les douches puaient. Elles puaient la pisse, et une part sombre de son esprit signalait que cela provenait sans doute de son état de cadavre car les personnes mortes tendaient à se pisser et se chier dessus. Suite à ces pensées, il aurait voulu se recroqueviller sur lui-même et pleurer parce que, merde, ce n'était pas juste. Elle ne devait pas mourir. Et pourtant, les faits étaient là. Il lança un coup d'œil rapide vers elle, vers ses yeux qui commençaient à se troubler et sa peau qui prenait une drôle de couleur tandis que le sang formait des flaques étranges. Elle ne ressemblait pas vraiment à une humaine, plus vraiment, pas de la manière qui comptait. Puis, il regarda ses bras et toute la chair qu'il parvenait à voir entaillée dessus. Il se sentit vraiment, vraiment effrayé.

Ta-clac.

La porte heurta à nouveau ce qui se trouvait derrière, laissant entrer un peu de cet air froid emporté par la tempête. Rafe se replia davantage sur lui-même, savourant ce dernier instant où il pouvait être un enfant incapable de gérer ça —ces gens qui meurent— avant d'enfiler sa peau d'adulte et aller voir si tous les autres se portaient bien. Peu importe qui venait de rentrer, cette personne s'arrêta et poussa la porte d'un grand coup, faisant définitivement céder ce qui empêchait son ouverture complète.

Rafe leva le regard. Aaron se tenait dans l'embrasure de la porte, avec ses yeux sombres et son expression plus sombre encore, fixant Ros comme s'il n'avait encore jamais vu un cadavre, en voie de se dessécher, la peau ouverte et perdant toute sa belle vie. Ce qui était en fait certainement le cas. Cette nuit, beaucoup d'entre eux vivaient une première.

Rafe ne pouvait cependant pleurer, puisque juste derrière lui se tenait quelqu'un pour qui il devait être fort. Une fois Aaron géré, viendrait le tour de Penelope, d'Emily, et de ceux à qui elles en auraient parlé... et JJ. Il y aurait JJ. Que Dieu lui donne une putain de force, car JJ aura besoin de quelqu'un, n'importe qui et, étant le plus vieux, il devra s'en charger. Il devait agir comme il le fallait, comme après la mort de sa mère... « fais ton deuil comme il faut, Rafe » lui avaient-il dit et cela signifiait qu'il devait tout mettre de coté, être là pour ceux qui avaient besoin de lui, et ce jusqu'à ce que ce ne soit plus le cas, et, là, il pourrait alors la pleurer en privé. Aujourd'hui, c'était pareil.

« Tu as du sang sur tes... » commença Aaron d'une voix éraillée, en avançant d'un pied nerveux qui tapota le carrelage jauni. Ses mains se serrèrent. Son teint vira au vert. Il paraissait malade et, à l'instar de Rafe, il semblait se retenir en silence de se jeter sur ce sol sale, ou peut-être même sur ce que Ros avait laissé derrière elle et qu'ils devaient maintenant gérer.

Ouh, et voilà, voilà, ça montait : Rafe était furieux, tellement furieux qu'elle leur ai fait ça. Qu'elle lui ait fait ça. Qu'elle l'ait laissé derrière avec ce putain de clown, sa vieille grand-mère, Aaron et JJ, sans même un au revoir mon gars et merci pour les baisers, oh non. Elle était partie, c'est tout. Droit pour l'Enfer, ne passez pas par la case départ, ne récupérez pas un dernier chèque funéraire. Partie, c'est tout.

Oh.

Il observa ses mains et son estomac se retourna. Du sang. Du sang sur ses mains. Quand l'avait-il touchée ? Cela avait bien dû arriver car elle avait bougé : elle n'était plus à moitié avachie, mais bien étendue. Il ferma les yeux et ravala la bile en se souvenant de sa froideur et de son corps flasque quand il s'était accroupi à coté d'elle et l'avait prise dans ses bras.

Nous (Esprits Criminels & Ça)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant