Des pierres plein les poches

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Et voilà. C'est notre histoire. Ce n'est pas une bonne histoire, ce n'est pas une belle histoire. Il n'y a pas de joli fin, pas de beau ruban à mettre autour pour dire « c'est nous, comme ce que nous sommes maintenant, c'est notre fin heureuse. » Ce que nous sommes maintenant ? Nous sommes brisés. Nous sommes les produits du Camp Moribond et nous arrivons à peine à tenir.

Cela fait dix ans depuis la mort d'Aaron Hotchner, et ce n'est pas devenu plus facile.

Je lis beaucoup, dernièrement. J'ai tout le temps pour ça, quand je n'écris pas ce compte-rendu de ce qui nous est arrivés. C'est quelque chose qui me manquait, après le Camp Moribond. Lire. Ça m'a pris du temps pour y arriver de nouveau. Mais il a été si patient avec moi, il est resté à coté de mon lit et refusait de me laisser tomber. Je ne voulais pas qu'il soit patient. Je voulais qu'il baisse les bras, qu'il m'abandonne là. Qu'il arrête de se battre. Se battre, c'est tout ce qu'Aaron a jamais fait, et regardez où ça l'a mené. Je ne veux pas que ceux qui sont vivants suivent la même voie.

Ils n'ont jamais trouvé le corps d'Aaron. Cela fait dix ans qu'il est mort ; trois depuis qu'il a été finalement déclaré mort en l'absence d'élément suggérant le contraire. Je n'ai jamais vu son fantôme. Même dans la période brumeuse qui a suivie, quand je ne voyais que des fantômes, son visage ne m'est jamais apparu. Malgré tout, je porte autant le fardeau de sa mort que celle des autres âmes perdues dans cet endroit. Mais peut-être qu'il est en paix maintenant. Je ne pense pas qu'il ait jamais vraiment connu la paix dans sa vie, alors c'est un espoir auquel je me raccroche.

J'ai encore perdu le fil de mes pensées. Comme souvent, maintenant. Mon esprit n'est plus ce qu'il était.

Ai-je mentionné que je lisais beaucoup, dernièrement ? Woolf. Virginia Woolf. Je trouve que c'est apaisant. Elle a écrit « Les yeux d'autrui sont nos prisons, leurs idées nos cages. » N'est-ce pas fascinant ? Être capturé par un œil. Je comprends, pourtant. Parfois, il me regarde, et je me sens piégée. Piégée par le besoin qui s'y trouve. C'est une sorte de besoin, partager un traumatisme avec quelqu'un. En particulier un traumatisme comme le notre, un qu'on ne peut pas partager avec qui que ce soit d'autre. Il n'y a personne d'autre que nous quatre vers qui je peux me tourner et dire 'tu te rappelles comment JJ est morte ?' Personne d'autre ne sait. Il n'existe personne d'autre qui sache comment Aaron s'est battu pour nous. Personne d'autre qui sache pourquoi ils ne sont plus avec nous, plus vraiment. En dehors du faux récit raconté par le FBI.

Ai-je mentionné que je lisais beaucoup, dernièrement ?

Je suis fatiguée. Je suis fatiguée depuis ce jour-là.

Ai-je parlé de ce jour-là ? Je ne l'ai jamais fait jusqu'ici. Même pas à eux. Même pas à Jack. Il a demandé ; bien évidemment qu'il a demandé. Il a perdu ses parents ce jour-là. Il a perdu presque tout le monde. Je pense qu'il nous a sauvés, Jack. Comme l'a fait son père. Si nous ne l'avions pas, nous n'aurions pas uni nos efforts comme nous l'avons fait. Mais nous l'avons, et il a besoin de nous, et je l'ai su dès que j'ai vu ses yeux. Je savais qu'il avait besoin d'être éduqué, et nous étions les seules personnes qui lui restaient.

Vous voyez ? Piégés.

« Je pensais qu'il est bien désagréable d'être enfermée dehors ; puis je pensais qu'il est pire, peut-être, d'être enfermée dedans. »

Woolf, encore. Je l'envie pour sa liberté. J'ai une chambre pour moi maintenant. Elle contient toutes mes possessions terrestres. Je m'assieds là, je pense au passé et je le couche sur papier pour que je ne devienne pas des yeux dans lesquels mes amis pourraient se retrouver piégés. Si j'écris mon histoire, notre histoire, nous en sommes libérés. Il dit qu'il faut qu'on raconte notre histoire. Je sais que je dois dire la mienne. Chaque âme perdue est un autre poids, une autre pierre. Des pierres, nos poches en sont pleines. Leur poids qui nous écrase. Le léger cliquetis lorsqu'elles s'entrechoquent. Le contact froid de leur surface implacable.

Nous (Esprits Criminels & Ça)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant