Chapitre premier

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        J'ai choisi un vol au départ de Roissy-Charles-de-Gaulle plutôt que d'Orly. J'avais pour cela les meilleures raisons : l'aéroport de Roissy est autrement beau et agréable, les destinations sont plus variées et lointaines, les magasins hors taxes offrent davantage de possibilités. Mais le motif principal, c'est qu'aux toilettes d'Orly, il y a des dames pipi.

        Le problème n'est pas de les payer. On a toujours une pièce qui traîne au fond d'une poche. Ce que je ne supporte pas, c'est de rencontrer la personne qui va nettoyer mes traces. C'est humiliant pour elle et pour moi. Je ne crois pas exagéré d'affirmer que je suis un délicat.

        Or, je risque d'aller beaucoup aux toilettes aujourd'hui. C'et la première fois que je m'apprête à faire exploser un avion. C'est aussi la dernière fois, puisque je serai à bord. J'ai eu beau réfléchir à des solutions plus avantageuses pour moi, je n'en ai pas trouvé. Quand on est un citoyen lambda, un tel acte implique nécessairement le suicide. Ou alors il faut appartenir à un réseau organisé, ce qui n'est pas de mon goût.

        Je n'ai pas l'âme d'un collaborateur. Je n'ai pas l'esprit d'équipe. Je n'ai rien contre l'espèce humaine, j'ai de l'inclination pour l'amitié et l'amour, mais je ne conçois l'action que solitaire. Comment voulez-vous accomplir de grandes choses avec quelqu'un dans les pattes ? Il y a des cas où l'on ne doit compter que sur soi-même.

        On ne peut être qualifié de ponctuel lorsque l'on arrive trop tôt. J'appartiens à cette espèce : j'ai si peur du retard que j'ai immanquablement une avance considérable.

        Aujourd'hui, je pulvérise mon propre record : au moment de me présenter à l'enregistrement, il est 8h30. La demoiselle me propose une place sur l'avion d'avant. Je refuse.

        Cinq heures d'attente ne seront pas de trop puisque j'ai emporté ce carnet et ce stylo. Moi qui jusqu'à la vingtaine avais réussi à éviter le déshonneur de me livrer à une sorte de journal intime, je découvre que l'activité criminelle entraîne le besoin d'écrire. Ce n'est pas grave puisque mes scribouillages exploseront avec moi dans le crash aérien. Je n'en serai pas réduit à proposer la lecture de mon manuscrit à un éditeur, en sollicitant son opinion d'un air faussement détaché.

        A la fouille, j'ai déclenché le bip. Pour la première fois, j'ai ri. Comme prévu, des mains d'hommes m'ont palpé de la tête aux pieds. Mon hilarité leur a semblé suspecte, j'ai dit que j'étais chatouilleux. Quand ils ont passé le contenue de mon sac au peigne fin, j'a mordu l'intérieur de mes joues pour ne pas rigoler. Je ne possédais pas encore ce qui allait me servir à commettre le crime. Ensuite, dans une boutique hors taxes, j'ai acheté le matériel.

        Il est à présent 9h30. J'ai quatre heures devant moi pour assouvir ce curieux besoin : écrire ce qui n'aura pas le temps d'être lu. Il paraît qu'à l'instant de mourir, on voit défiler sa vie entière en une seconde. Je saurai bientôt si c'est vrai. Cette perspective me plaît, je n'aimerais pour rien au monde manquer le best of de mon histoire. Si j'écris, c'est peut-être pour préparer le travail du monteur qui sélectionnera les images : lui rappeler les meimmeurs moments, suggérer de laisser dans l'ombre ceux qui m'auront moins importé.        

        Si j'écris, c'est aussi de peur que ce fulgurant film n'existe pas. Il n'est pas exclu que ce soit un bobard et qu'on meure stupidement, sans rien voir du tout. L'idée de m'anéantir sans cette transe récapitulative me désolerait. Par précaution, je vais essayer de m'offrir ce clip par l'écriture.

        Ca me rappelle ma voisine, quatorze ans. Cette gosse est installée devant MTV depuis sa naissance. Je lui ai dit que si elle mourait, elle verrait défiler un vidéo clip qui commencerait par Take That et se terminerait par Coldplay. Elle a souri. Sa mère m'a demandé pourquoi j'agressais sa fille. Si taquiner une adolescente revient à l'agresser, j'ose à peine imaginer quel verbe elle emploiera quand elle apprendra mon rôle dans l'affaire du Boeing 747.

Le Voyage d'hiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant