Le Secret de L'Épervier

Prologue

Un livre est une bouteille jetée en pleine mer sur laquelle il faut coller l'étiquette : attrape qui peut. 

- Alfred de Vigny

Lorsque l'on parle de rencontres qui changent la vie, on pense d'emblée à un parent, un ami, ou un amour. Ce qui chamboula pourtant le court de l'existence de lord Cook ce jour-là ne fut pas une personne ni même une âme quelconque, mais bien un objet. Un objet enfermé dans une bouteille.

C'était un soir d'automne généreux, le ciel s'offrait en spectacle, et Lord Cook eut tout le loisir de contempler les couleurs roses et jaunes du soleil couchant sur la Manche. Des pies s'envolaient sur son passage au rythme sourd des sabots de son cheval, le vent s'engouffrait à travers sa veste et plaquait son jabot blanc contre sa poitrine. L'air était frais mais pas désagréable.

La jument allait au petit trot et dodelinait de la tête, balançant son museau de droite à gauche pour recueillir les caresses de la brise. Tous deux appréciaient la balade.

Au loin, un groupe d'oiseaux était en plein conciliabule. Ils se disputaient les restes d'un crustacé. Henry Cook, dans un rictus taquin, accéléra vers la volée avec la ferme intention de mettre fin au débat. À l'approche du cavalier, les oiseaux s'envolèrent dans un concert de piaillements. Lord Cook fut ravi de son effet. Il fit demi-tour et admira le désordre de plumes grises et blanches. Au milieu, un éclat attira son attention. Il pensa d'abord à un morceau de métal, vestige de la barque d'un pêcheur. Mais en s'approchant de plus près, il distingua les reflets verts et bleu d'une bouteille en verre.

— Satanés ivrognes, grogna-t-il en descendant de sa jument, un rien de plus et vous vous retrouviez estropiée, très chère.

Ses articulations craquèrent lorsqu'il s'agenouilla et ses bottes prirent l'eau, mais il ne s'en soucia pas.

Lorsqu'il déterra la bouteille, il fut surpris de constater qu'elle était intacte, mais surtout pleine de feuilles en papier compactées à tel point qu'il se demanda comment le verre avait pu résister à tant de pression. Un bouchon de cire avait semblait-il empêché air et eau de s'y engouffrer.

— Une bouteille jetée à la mer... Voilà qui est intéressant. Qu'en pensez-vous, très chère ?

En guise de réponse, la jument se contenta de bouger les oreilles.

— Mon épouse sera tout enjouée de cette découverte. Si l'encre ne s'est pas évaporée, ce parchemin animera notre soirée dans la bibliothèque. Elles sont un peu lassantes, ces derniers temps...

Il se tourna vers sa monture :

— Gardez cette confidence pour vous !

Lady Victoria Cook – née Victoria Taylor – avait en effet pour habitude de se retrouver dans l'immense bibliothèque de Barbury après le souper pour y boire un thé et dévorer les derniers romans à la mode. Son époux, bien que peu friand de littérature, l'y rejoignait après sa promenade à cheval. Il écoutait distraitement son épouse, elle-même à l'initiative de cette tradition. Lord Cook pondérait les récits de quelques hochements de tête, de vagues remarques, ou de sons étouffés, plutôt pour manifester sa présence que pour provoquer un quelconque débat. Il finissait par s'endormir presque à chaque fois.

Ce soir-là s'annonçait plus alléchant que les autres : l'objet qui pesait maintenant dans la sacoche de sa monture renfermait peut-être le récit d'un capitaine naufragé au large des côtes, un appel au secours d'une jeune femme en détresse sur une île, ou peut-être une lettre d'amour lancée d'une falaise par un adolescent meurtri. De quoi peut-il bien s'agir ? La réponse était juste là, à sa portée. Il suffisait de glisser une main innocente dans la sacoche, d'attraper la bouteille, et d'en retirer le bouchon. La tentation était forte, mais lord Cook savait qu'une fois le mystère dévoilé, il s'en désintéresserait aussi vite, et plus que tout, il voulait partager le plaisir de la découverte avec sa chère Victoria.