Chapitre 6 - A nos secrets !

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Dès l'aube, le port de Tilbury était en pleine effervescence. Des voiliers s'entrecroisaient sur la Tamise manœuvrant dans un bal de pétales blancs sur des eaux sombres, le ciel couleur rouille s'étendait sur la ville encore endormie. Je contemplais depuis le quai le tableau d'un artiste qui n'avait utilisé que trois couleurs : le jaune, le rouge et le noir.

Sur L'Insidieux, – le nom de la flûte du capitaine Cooper –, des hommes couraient dans tous les sens. Certains portaient d'énormes cordages, d'autres faisaient rouler des tonneaux, d'autres encore transportaient des caisses en bois, tout cela sous l'orchestration minutieuse de Cooper qui me prêtait une attention tout juste limitée.

Parmi les marins, je fus surpris d'en voir quelques-uns vêtus de fripes sombres de la tête aux pieds, ne laissant rien apparaître de leur peau ni même de leurs yeux. Ils étaient complètement camouflés. L'un d'eux en particulier attira mon attention. Il portait un chapeau rond différent du traditionnel tricorne et n'avait que trois doigts à sa main droite. Cela ne l'empêchait pas de travailler aussi durement que les autres.

Roberts arriva accompagné de ses lieutenants William Gage, Andrew Nelson, et de cinq autres marins dont j'ignorais les noms. Je fus heureux de compter parmi nous des hommes jadis fidèles à mon père.

Roberts s'arrêta à ma hauteur.

— Prêt pour votre dépucelage, mon garçon ?

— Plus prêt que jamais, capitaine. Je suis heureux de prendre la mer avec vous.

— Et moi donc !

Il me tapa dans l'épaule, puis prit le temps d'inspecter L'Insidieux. Toutes ses voiles étaient ferlées ; seul le pavillon fixé à la dunette claquait dans le vent, dont les couleurs rouge-blanc-bleu représentaient le royaume d'Angleterre. Les trois mâts fraichement vernis contrastaient avec la coque plus claire dont les sabords trahissaient la présence de canons au niveau du faux-pont. Un modeste armement, mais suffisant pour prévenir l'attaque de corsaires.

— Cette flûte m'a l'air de tenir la route, remarqua Roberts. Elle semble bien entretenue ; elle ne doit pas avoir beaucoup de milles à son actif. Reste à savoir si l'équipage est à la hauteur...

— Là-dessus, je m'en remets au capitaine Cooper. J'ai constaté que vous aviez vous-même pris des hommes de confiance.

— Comme le commandant votre père l'aurait fait. Il n'en aurait pas choisi d'autres, pour sûr.

Il ferma les yeux et prit une grande inspiration. Je fermai les yeux à mon tour. Le soleil me chauffait la peau et les odeurs de la mer m'emplissaient le nez. Je souris à cette sensation, prenant conscience que j'allais la retrouver souvent pendant mon voyage. Pour la première fois depuis la mort de mon père, je trouvai la paix.

Roberts me fixa avec un sourire en coin.

— Je crois que vous l'êtes mon garçon. Prêt, je veux dire.

Nous empruntâmes ensuite le petit pont de bois pour rejoindre le navire. Lorsque j'allais mettre un pied à bord de L'Insidieux, on m'interpela au loin.

C'était Olivia. Elle courait vers moi en tenant sa robe des deux mains, un paquet coincé sous le bras. Son chapeau orné de plumes était sur le point de s'envoler. Qu'elle était belle ! Toute son innocence se reflétait sur son visage. Si j'avais des doutes quant aux raisons de mon voyage à ce moment-là, ils s'envolèrent comme une volée d'hirondelles au printemps.

— Très cher...

Elle m'embrassa et son parfum parcourut toutes les fibres de mon corps. J'avais envie de la prendre dans mes bras, de la serrer fort, de la porter, de la transporter et de l'emmener loin d'ici. Mais la décence empêchait tout épanchement de sentiments. Je me contentai de lui prendre la main.

Le Secret de L'ÉpervierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant