Nous avions repris la mer depuis deux jours. J'errais sur L'Insidieux comme si j'en étais le fantôme. Mes pensées vagabondaient à la manière de ce navire, en perdition dans un océan infini. Depuis combien de jours avions-nous quitté l'Angleterre, je ne pouvais le dire. Je demeurais imbécile, assommé par les mots d'Olivia. Mon esprit n'arrivait pas à concevoir cet ultime échec. Elle ne pouvait pas avoir écrit cela. Ce pouvait-il que sa mère, m'ayant surpris dans le jardin la veille du départ, ait tout tenté pour m'empêcher d'approcher sa fille définitivement ?
Roberts comprit vite. Il essaya de me consoler à sa manière, touchant dans sa maladresse. Au moins m'avait-il appris à soulager mes peines à travers l'ensorcèlement de l'alcool. Mes pensées ne cessaient de rebondir dans un triangle infernal : la lettre, le rhum, mon père. Mon père, la lettre, le rhum.
Le rhum.
Je connaissais par cœur le chemin qui menait à la cale, mon nouveau sanctuaire. L'alcool y était stocké tout au fond, là où il y faisait sombre et humide.
J'y descendis faire mon pèlerinage en passant par le faux-pont, je me faufilai entre les hamacs des matelots prenant soin de n'en réveiller aucun, et je débouchai dans le magasin principal. J'avais appris à distinguer les tonneaux de rhum des tonneaux de bière et d'eau. Je ne me trompais plus.
J'étais en train de remplir une petite bonbonne quand j'entendis du bruit venir de l'escalier. J'éteignis immédiatement ma lampe. Se servir dans les réserves était strictement interdit. Le capitaine Cooper m'aurait sans doute donné sa bénédiction, mais je ne lui adressais plus la parole ; telle était ma maigre vengeance pour m'avoir caché la lettre si longtemps.
Une poignée d'homme descendit dans la cale. Ils étaient six. Je reconnus Forester, le serviteur du capitaine Cooper, porteur d'une lampe à huile. Il était suivi d'un homme camouflé de la tête au pied dans des habits noirs ; celui-là même que j'avais vu le jour de notre départ, au chapeau rond et aux doigts manquants.
Après s'être rapidement assuré qu'ils étaient seuls, Forester prit la parole :
— Jeunes gens, j'vais vous dire la même chose qu'la dernière fois : ça a pas avancé d'un mille. Will tire rien, à part que le fait qu'on doit faire une escale sur l'île Bourbon. Et moi j'aime pas ne pas savoir où on va. Pourquoi qu'c'est pas direct, simple et efficace comme à chaque fois ? 'pas l'habitude de ça, bordel, et j'aime pas ça !
— Calme-toi Forester, fit l'homme vêtu de noir, d'une voix à la fois douce et rocailleuse qui comportait un accent dont je ne sus dire la provenance.
— M'dis pas d'me calmer, toi ! 'pas d'ordre à recevoir de toi et de tes semblables. Déjà qu'j'trouve que monsieur le capitaine la ramène un peu trop avec moi...
— Encore une fois, calme-toi. On va bientôt savoir. J'ai une idée qui nous permettra d'en avoir le cœur net. On va passer à l'action. On va passer outre les plans de Will.
— Ah ! À l'action ! À l'action ! À l'action ! dit un autre en dansant sur place.
— Tais-toi donc imbécile ! lui intima un autre. T'vas nous faire repérer.
Le discours que tenaient ces hommes ne me plaisait guère. Un vague parfum de mutinerie en réchappait. Et un certain « Will », dont je n'avais jamais entendu parler, semblait tirer les ficelles quelque part. J'excluais William Gage, trop fidèle à Roberts et à mon père pour fomenter un plan quelconque avec ces complotistes.
Et alors que je tendais l'oreille pour en connaître davantage, je la vis, là, à hauteur de mes yeux. Des tentacules énormes, velus, acérés. Des petits yeux brillants dans l'obscurité.
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Le Secret de L'Épervier
AventuraQuelle est donc cette étrange histoire découverte dans une bouteille sur une plage d'Angleterre ? C'est celle de Jonathan Hastings, jeune noble héritier d'une montagne de dettes qui, pour garder l'espoir de se marier avec la belle Olivia Carryott, n...