Le Secret de L'Épervier

Chapitre 7 - La lettre

Au petit matin, depuis la poulaine, nous prenions un fort vent de travers, Roberts devait tenir fermement son tricorne sur sa tête pour ne pas le voir partir au large. Nous ne pouvions détacher nos yeux de l'île qui grossissait devant nous à mesure que L'Insidieux s'en approchait. Son point culminant, un volcan endormi, me faisait penser à un pouce de géant levé vers le ciel. J'appris plus tard qu'il mesurait plus de 6500 pieds et que les locaux le surnommaient « o Pico », le Pic. Il dominait une végétation luxuriante qui couvrait l'ensemble de l'île guère plus grande qu'un comté d'Angleterre.

Nous profitions d'une compagnie toute particulière : dans les eaux, à quelques pieds de nous, des centaines de poissons volants ouvraient la voie à L'Insidieux, eux-mêmes escortés par quelques mouettes affamées. Ce spectacle avait quelque chose de vivifiant, en rupture avec la monotonie des derniers jours passés en mer.

Derrière nous, j'entendis des hommes chahuter près des haubans du mât de misaine, et quelle ne fut pas ma surprise de trouver le lieutenant Gage accroupi aux côtés de certains hommes de Cooper - dont plusieurs revêtaient intégralement la couleur du deuil – en train de jouer aux osselets comme des enfants dans un parc. Depuis notre départ, je n'avais vu aucune connexion entre la troupe de Roberts et celle de Cooper, bien au contraire. Il régnait entre les deux une sorte de rivalité naturelle, comme si, du simple fait de se retrouver sur un même navire leur imposait une rude concurrence. Mais s'il y avait bien quelqu'un susceptible de rompre la rigidité de cette rivalité, c'était le lieutenant Gage : d'un naturel avenant, il avait ce charme qui émane de certaines gents, son charisme projetait une aura de confiance. Nul besoin de lui adresser la parole, son allure disait tout de sa gentillesse.

Ainsi les hommes se gaussaient derrière nous à chaque lancer de daron, se tapant dans l'épaule dès que l'un d'eux réussissait son tour.

— C'est un excellent lieutenant, dit Roberts qui avait abandonné le tableau de l'île pour regarder dans la même direction que moi. Un bon meneur d'hommes. Il ira loin. Mais il a pour seul défaut d'être trop proche de ses marins. Il est toujours plus difficile de se faire respecter lorsqu'on se lie d'amitié avec ses subalternes. Quand il s'agit de donner un ordre, surtout au combat, d'autres éléments entrent en compte, c'est plus difficile de faire la part des choses.

— Le capitaine Cooper semble estimer ses hommes lui aussi. Pensez-vous que cela lui portera préjudice ?

— Pour sûr. Il est le parfait exemple de ce que j'avance. J'ai constaté qu'il laissait beaucoup d'autonomie à ses marins, et ceux-là en profiteront à un moment ou à un autre. Croyez-en mon expérience.

Un bref silence s'en suivit. Nous regardâmes à nouveau loin devant nous. Le contour de l'île se précisait. La masse verte informe se transformait en une petite tête plate à la chevelure ébouriffée, au visage écrasé comme celui d'une tortue. Voilà, l'île était une tortue à la carapace bossue et d'une couleur émeraude.

— Soyez prudent une fois là-bas, me prévint Roberts. Les Portugais paraîtront maîtriser le sujet avec leurs soldats, mais ce ne seront que des apparences. Un tel contexte est toujours instable, il n'est jamais vraiment possible de contenir la rage d'hommes en chaînes.

— Nous ferons attention, promis-je.

Mais au fond de moi, j'avais une folle envie de me libérer de cette prison d'eau et de partir à la découverte de l'île. Même si j'avais conscience du danger, celui-ci restait logé dans un coin de mon esprit comme un mauvais souvenir que je ne voulais pas me rappeler. Gage me ferait office de conscience le temps de notre passage à Saint-Thomas.

À ce moment-là, j'entendis derrière moi le lieutenant éclater de rire avec ses nouveaux camarades de jeu.

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