Obstacle gluant

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Les dix premières minutes sont les plus longues. Ensuite, la monotonie de notre tâche nous abrutit suffisamment pour que nous cessions de consulter l'horloge à chaque pas – et surtout que nous arrêtions de vérifier à l'altimètre que oui, nous montons. Même Charbon qui joue les professionnels indifférents l'a regardé en douce. Nous montons. Vers la fortune et la gloire, me répété-je pour chasser de mon esprit l'idée que les ténèbres sous mes pieds sont beaucoup trop proches pour n'être que des ténèbres...

Je regarde dans mon dos – un simple coup d'œil bref, je suis un chef et je me dois de surveiller mes troupes – quand je sens mon crochet s'enfoncer dans quelque chose d'étrangement mou. Je me retourne, ma lampe frontale éclaire crûment une longue plaque de moisissure d'un vert sombre. Derrière moi, Silver s'écrit : « Putain de merde, c'est quoi ça ?

Charbon répond :

— Je ne sais pas mais ça a l'air de recouvrir tous les murs.

— Les crochets tiennent dessus ? demande Est inquiète.

— Apparemment oui, si on appuie assez fort pour traverser le truc vert et atteindre le mur.

Je teste. Oui, c'est faisable, mais c'est dur et la couche de matière verte – trop compacte pour être de la moisissure, on dirait plutôt une sorte de vase qui serait collée à la verticale – paraît s'épaissir quand on monte. On va vite s'épuiser.

— C'est quoi ? demande Est.

Je lui dis que je n'en ai aucune idée. Mauvaise réponse, m'indique son expression. Il faut que je trouve quelque chose : il nous reste encore trente mètres avant d'atteindre le sommet et elle commence à trembler.

Charbon a senti le danger et commence à lui parler d'une voix douce, en articulant exagérément, comme si c'était une enfant. Est s'énerve et lui répond qu'elle est parfaitement capable de s'occuper d'elle, merci bien.

La dispute s'envenime – étrangement aucun des deux ne parle plus fort que le chuchotement, comme si nous étions en train de violer un sanctuaire. Soudain, Silver éclate de rire et dit :

— Attention dessous ! »

Nous levons nos lampes vers elle. Je n'avais pas vu qu'elle avait grimpé si haut, ni qu'elle se tenait en équilibre sur les deux prises de ses pieds pour farfouiller dans ses poches. Elle a apparemment mélangé le contenu de plusieurs fioles et en a badigeonné la paroi, laissant une longue trace visqueuse où le métal apparaît.

Elle a crié en lâchant un tube vide et continue joyeusement son travail d'escargot. Je la félicite – surtout pour ne pas entendre l'absence de bruit accompagnant la chute du tube, pour ne pas l'imaginer tombant et tombant dans le gouffre. Précautionneusement, nous nous engageons à la suite de Silver dans le chemin vertical qu'elle ouvre à travers la mousse, d'abord Est, puis moi, puis Charbon.

J'entends Silver marmonner des incantations lugubres au fur et à mesure qu'elle fait fondre l'étrange texture verte. La chose est bel et bien de plus en plus épaisse, elle nous dissimulerait entièrement si le chemin ouvert par Silver n'était pas de plus en plus large. C'en est même inquiétant, la vitesse à laquelle elle nous ouvre une voie aussi confortable, tandis que la mousse visqueuse s'amasse sur les trois autres parois. On dirait que la matière recule. Qu'elle a su reconnaître les ennuis et qu'elle se contracte pour ne pas entrer en contact avec les produits magiques de notre sorcière.

Je ne sais pas ce que c'est ni ce que ça fait là et l'idée que ça soit intelligent me flanque la chair de poule. Je préfère penser que c'est sans doute végétal, ou une sorte de moisissure plus ou moins mutante comme je l'avais imaginé au début. Puis j'arrête de penser. Il y a des moments dans la vie où il faut savoir se mettre en black-out. À mon avis, c'est un de ces moments.

Je ne sais pas combien de temps s'est écoulé quand j'entends Silver dire :

« Chef ! On fait quoi maintenant ?

Ce n'est pas une question innocente. Pour obliger Silver à reconnaître la hiérarchie au point de m'appeler "chef", c'est même un sacré putain de foutu problème. Je lève la tête et je perds momentanément mon souffle. J'entends Est émettre un petit cri étranglé. Charbon ne réagit pas du tout. Je le déteste.

Au-dessus de nos têtes, la moisissure se réunit en une belle voûte au centre de laquelle trône un ovale d'un blanc laiteux long de plus d'un mètre. Ça tremble. Ce truc vibre au rythme d'une respiration. Est murmure :

— Dieux, mais qu'est-ce que c'est ? Et comment ça a pu arriver dans l'Administration ?

— Je ne sais toujours pas, dis-je en jouant les hommes blasés (alors que la chose m'a filé les chocottes à moi aussi, et pas qu'un peu), mais en tout cas ça bouche le passage. Silver ?

— Ouais ?

— Vas-y, fais boum-boum.

— Franchement il y a des fois où je trouve la façon dont vous vous adressez à moi trop condescendante pour mériter qu'on passe dessus, même pour garder une bonne ambiance au sein de l'équipe. Mais puisque vous me remettez si gentiment carte blanche (elle fait craquer ses doigts et je devine d'ici son sourire qui s'élargit encore davantage), ça marche, on va faire boum-boum. »



Requête ultimeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant