Mission de mort

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Mais non, ce n'est pas la mort qui m'attend derrière cette porte, ça n'est qu'une de ses plus fidèles servantes, mon ancienne collaboratrice Silver en personne. Je reste sagement allongé sur le sol en attendant de découvrir ce qu'on va faire de moi et j'observe la chimiste par en dessous. Elle a changé, aucun doute, mais en quoi ?

Brusquement je comprends : c'est le sourire. Elle n'a plus son sourire de folle. Elle ne se comporte plus du tout comme une folle. Et quand elle échange avec les robots une série de phrases dans une langue étrangère, je n'ai plus le moindre doute : si Est et moi nous nous en sortons, je devrai à la jeune fille un certain nombre de plates excuses...

Quelque chose s'approche de moi et malgré mes bonnes résolutions je me recroqueville en gémissant. Fausse alerte, la créature métallique – guère plus gracieuse qu'une boîte à chaussure dotée de chenilles et de pinces – n'en veut qu'à ma jambe douloureuse qu'elle manipule sans précautions. Je hurle de douleur. Je frappe le robot inflexible et ne réussis qu'à me faire mal aux mains.

Finalement il abandonne le terrain et je reste un moment hébété avant de réaliser que la douleur a disparu. Je baisse les yeux vers ma jambe pour voir ce qu'il en a fait. Elle a disparu. Je n'ai tout simplement plus de jambe. A la place, une prothèse – sans doute dernier cri – qui bouge au moindre de mes désirs. Mais qui ne ressent rien. Cette bestiole maudite m'a tout simplement volé ma jambe. À nouveau je hurle – de colère cette fois-ci. De quel droit m'a-t-il amputé au lieu de me soigner ?

J'oubliais que pour les IA rebelles nous ne sommes que des morceaux de viande. Cet appareil leur servira sans doute à me surveiller le temps que je leur serve. Justement la soubrette qui nous avait si aimablement accueillis est de retour et me dit d'une voix chantante :

« Vous allez aider cette femme à détruire l'Administration. Vous lui obéirez en tout, sinon votre nouvelle jambe dont vous êtes indigne vous empoisonnera dans d'atroces souffrances. Passez une bonne journée.

— Trop aimable. » réponds-je à la créature, trop hébété pour sortir quelque chose de plus convaincant. Silver daigne enfin s'apercevoir de ma présence et me jette un paquetage volumineux. Des explosifs sans doute. Ma tête me fait mal et me donne le vertige lorsque je tente de me lever. Ils n'y ont pas touché. Est-ce parce que je suis moins gravement blessé que je le crois ? Ou parce que ça suffira à ce que je tienne le temps de remplir ma tâche ?

Ils nous tueront tous les deux dès que nous aurons fini notre travail destructeur, c'est évident, nous allons sans doute placer des explosifs qu'ils actionneront tous en même temps alors que nous serons piégés à l'intérieur du bâtiment. Ce sera la fin de l'Administration, donc de l'organisation entière de notre pays, sans parler de l'explosion des moteurs atomiques de l'immeuble qui devrait rayer la moitié de la ville de la carte : les robots rebelles n'auront plus ensuite qu'à hériter de toutes nos richesses et à se reproduire jusqu'à dominer le monde. Autrement dit, même si j'arrive à m'échapper, il ne me restera bientôt plus rien vers quoi retourner.

Nous retraversons la salle du trône pour atteindre l'ascenseur. Est est là, penchée sur les consoles. On lui a branché quelque chose sur la tête. Peut-être la chose violette peut lire ainsi ses pensées. Je m'approche le plus possible d'elle et fais semblant de m'écrouler – d'une seule jambe, la fausse reste obstinément verticale, mais ça suffit largement à me faire tomber. Je tripote mon sac en jouant les martyrs. Jeu dangereux, si j'en fais trop ils me jetteront à la casse, et s'ils s'aperçoivent que je suis en train de sortir un paquet du sac je ne veux même pas penser à ce qu'ils feront.

Est se retourne vers moi et a un geste pour m'aider, je l'agrippe d'une main et glisse le paquet sous son pull de l'autre. Mon cœur bat si vite que j'ai l'impression que le sang va me gicler par les oreilles. Ou alors c'est juste l'adrénaline. Ou alors ma tête est tellement percée que le sang me gicle vraiment des oreilles. En tout cas il coule devant mes yeux et je dois l'essuyer régulièrement, c'est très désagréable.

J'ai dû perdre pas mal de sang avec tout ça. Dès que je lâche Est pour suivre Silver, j'ai l'impression de flotter. Comme si j'étais détaché de tout. Un être irréel dans un monde irréel. La douleur qui pulse de mon crâne me semble elle aussi détachée de moi. C'est déjà ça de pris.

Non, ce n'est pas le moment de flancher et encore moins de s'évanouir, il faut que je me tire d'ici le plus vite possible. Je n'ai pas l'âme d'un martyr. Est si. J'ignore si le paquet que je lui ai passé contient des explosifs et pas un détonateur ou le pique-nique de Silver, j'ignore si Est arrivera à le cacher aux robots, j'ignore si elle a un moyen quelconque de s'en servir. Mais je suis sûr que si elle une occasion même infime de tout faire sauter elle le fera, même si elle doit sauter en même temps. C'est pour ça que je lui ai donné l'explosif. Se sacrifier pour le bien de l'humanité, non merci très peu pour moi. Elle par contre c'est tout à fait son credo. Et si ça se trouve elle mourra heureuse. Enfin, c'est ce que je me dis.

Silver et moi montons sur la plate-forme ronde qui remonte lentement. Enfin seuls. Je lui demande pourquoi elle fait ça.

« Pour mon pays, me répond-elle gravement.

— Mais ils vont nous tuer ! Toi et moi !

— Je sais.

— Et... et c'est tout ce que ça te fait ? Merde, aide-moi ! Rebelle-toi ! On peut encore...

Elle se tourne alors vers moi et pour la première je la regarde vraiment dans les yeux. Je lutte contre l'envie de reculer. Elle me fait encore plus peur que le robot à la forme indéfinie ou que ses larbins défigurés. Elle est vraiment folle au final, mais pas le genre de folie qu'elle montrait auparavant, non, c'est une folie bien plus profonde et bien plus mortelle : le fanatisme. Et du sérieux. Le genre à se découper soi-même en morceaux avec le sourire si le dieu ou les chefs l'ordonnent. Elle me dit d'un ton atrocement neutre :

— Ils nous avaient prévenus de ce fait lorsqu'ils ont contacté mon gouvernement. Mais la ruine de votre pays tyran est plus importante que tout le reste. J'ai accepté de me sacrifier.

Qu'est-ce qu'on peut ajouter à ça ?

— Pourquoi est-ce qu'ils avaient besoin de toi ?

Silence. Elle regarde ailleurs à nouveau. Je me dis qu'elle ne répondra jamais. Jusqu'à ce qu'elle se décide à m'expliquer :

— Le brouillard noir au-dessus de l'ascenseur détruit toutes les intelligences artificielles. L'administration l'a installé après que les dissidents se soient établis là en bas. Les robots sans intelligence qu'ils ont envoyés pour se libérer ont été facilement neutralisés. Ils ont donc besoin de nous.

— Mais moi je ne veux pas faire ça ! Je ne veux pas mourir !

— Tu mourras si tu désobéis.

— Et Charbon ? Pourquoi tu ne l'as pas tué ?

— C'était trop dangereux. Il est très fort.»

Ce qui n'est pas mon cas. Nous arrivons à la surface. Je ne vois aucun moyen d'obliger Silver à m'ouvrir un passage vers l'extérieur. Comment est-ce que j'ai réussi à me fourrer là-dedans ?

Je la suis. Nous ne grimperons pas au mur au moins. Il y a un escalier. Silver le monte comme si elle avait encore vingt ans. Je la suis péniblement. Au bout de quelques marches, elle se retourne vers moi pour me dire de me dépêcher. Enfin je suppose. Elle n'arrive pas au bout de sa phrase. C'était l'occasion que quelqu'un attendait depuis longtemps. Une ombre jaillit des ténèbres et l'entraîne avec elle.



Requête ultimeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant