Chap. 4 : la marionnette

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Sa patte -morceau de tissu représentant son grade- de capitaine sur l'épaule droite et celle de soldat sur l'épaule gauche, plus près du cœur. Changbin bouclait son sac pour le grand voyage et rejoignit Minho qui patientait dans le couloir.

Il était tôt, si tôt que le soleil était toujours absent, et ils allaient prendre le train qui les mènerait sur les zones de combats. Près des premiers villages décimés par la Corée du Sud en guise de provocation et d'intimidation. Et aux dernières nouvelles, par l'unité de Busan.

Le brun jeta un regard empreint de tristesse au grisé qui passait sous son nez sans même le voir et le retint un instant.

« - Te tapes pas les wagons insalubres pour les soldats et vient en première avec nous, la vue est incroyable, tu sais que tu en as le droit.

- Non merci. »

Minho voulait lui laisser le choix mais décidément le plus jeune n'était pas de cet avis et lui donnait du fil à retordre.

« - Très bien. Je t'ordonne de venir en première classe avec moi. »

Changbin le fusilla du regard et le suivit sagement, passant outre son sourire satisfait et taquin. Pas un regard en arrière vers ses camarades fulminants de jalousie, aucune désolation à leur égard.

Le jeune homme aux cheveux gris se faisait toujours mieux traiter qu'eux, était plus respecté qu'eux, de simples larbins sans valeur.

C'était sans aucun doute son expérience et ses grades élevés qui le rendaient spécial et plus important. Ainsi, éventuellement, que le fait que Minho avait eu un béguin démesuré pour lui, jusqu'à ce qu'il se rende compte qu'il n'aimerait probablement jamais.

Ni éprouver d'amour, ni aucun autre sentiment.

Depuis il le gardait sous son aile sans ambiguïté, il s'était fait une raison à propos du plus jeune. Il mettrait tout en œuvre pour le protéger, bien que Changbin soit indifférent à ses efforts et la maternité dont il faisait preuve.

Minho était bien le seul à se soucier et s'occuper de lui mais c'était bien égal pour son subordonné, quoique cela l'arrangeait que les ordres proviennent du lieutenant plutôt que d'un autre. Il avait un minimum de confiance en son aîné et c'était un des points qui rendait Minho infiniment heureux.

De toutes façons c'était aux yeux de tous Changbin la machine de guerre, Changbin le hautain, Changbin la marionnette de l'armé, Changbin au cœur de pierre. Il n'avait pas d'estime de lui, ni la possession de ses choix, il obéissait et on le maintenait en vie.

Certains avaient bien essayé de l'éliminer mais c'était eux qui avaient roulé sur le tapis. Invincible et intouchable, ces deux mots définissaient le jeune homme. La seule occupation un tant soit peu humaine et routinière qu'il avait était de griller son cigare du soir.

Un bon cohiba cubain qu'il gardait par dizaines dans la poche de sa veste, dans une boîte en bois avec les autres. Sinon il mangeait pour vivre, dormait pour être opérationnel le lendemain.

Ses supérieurs qui riaient bruyamment avec des rires gras et des blagues de mauvais goût, le tas de graisse qui leur servait de corps s'enfonçant dans les sièges de la première classe. Au contraire Changbin était silencieux, immobile à part les légères secousses du train, causées par les irrégularités des rails qui le faisaient osciller mais sans plus.

Minho jouait avec ses cheveux clairs, les tressait, les lâchait ou passait de longues minutes à les brosser, tout simplement.

Le brun le maternait parfois trop, mais il estimait le grisé être le seul méritant son attention, le seul en ayant réellement besoin. Il avait un puissant sentiment protecteur envers le plus jeune et souhaitait que même si il n'aimait personne il avait le droit d'être aimé.

Fixant le sol, Changbin pensait.

Combattre, anéantir, vaincre, vivre.

Un coffre-fort en acier trempé, un cœur en béton armé protégeaient son âme indéchiffrable, ses yeux étaient insondables. Jamais il ne réclamait, jamais il ne se plaignait des conditions parfois exécrables qu'il endurait. Il informait juste Minho dès qu'il arrivait au bout de sa réserve de cigares, qui faisait volontiers impasse sur les règles pour lui en fournir.

Changbin avait une voix sans vraiment d'émotions, un timbre monotone et ferme, une diction parfaite et sans bégaiements, intimidante.

Il fixait donc la moquette propre qui tapissait le sol de leur wagon sans décocher un mot. Ses doigts jouaient machinalement avec une pièce de monnaie étrangère, qu'il faisait tourner, pivoter et d'autres gestes agiles entre ses phalanges.

Combattre, anéantir, vaincre, vivre.

C'était moins dangereux que d'user de son adresse avec un couteau comme il le faisait habituellement pour passer le temps, compte tenu de la situation. La pièce tomba au sol en tintant légèrement sur une surface métallique et il se baissa pour la ramasser avec un soupir.

Le lieutenant se redressa à ce moment là, nauséeux et pâle à souhait.

« - Si on reste une minute de plus assis là à écouter leurs âneries et à se faire valdinguer de gauche à droite je vais gerber. »

Minho attrapa le bras du grisé et le tira dans le couloir principal jusqu'au minuscule balcon qui desservait l'arrière du train.

Ils franchirent la porte permettant d'y accéder et s'accoudèrent à la rembarde, grillèrent un cigare en regardant les rails apparaître sous les roues arrières du moyen de locomotion. Le soleil se levait à peine derrière les montagnes et on ne voyait plus la capitale, Pyongyang.

La fumée qui s'échappait de leur nez et leur bouche se mêla à la vapeur du train, filant dans le vent qui tiédissait.

Combattre, anéantir, vaincre, vivre.

Au loin on entendait les chants guillerets des soldats dans les classes inférieures, les rouages du train qui roulait à toute vitesse et des bruits lointains de tirs qui se rapprochaient au fur et à mesure des ronrons du moteur à vapeur.

***

Un second arrêt, le définitif, terminus vers le front. Tous les soldats descendirent de leurs wagons les uns après les autres et dans un brouhaha monstrueux.

Les esprits agités, et excités par l'inconnu ne se tarissaient pas en cris et exclamations, qui montèrent rapidement à la tête de Minho qui cria -hurla étant tout autant approprié- de faire place au silence. Tout le monde se tut et se mit en rangées.

Toujours flanqué sur les talons du lieutenant, Changbin se tenait sur son côté gauche et fixa, sans vraiment les regarder, les explosions éparses. Elles éclataient dans de flamboyants nuages de fumée dans le dos des troupes bien alignées.

Combattre, anéantir, vaincre, vivre.

Suffisamment loin pour ne pas les entendre, mais assez proches pour les voir. Toutes sortes de sensations agitaient les troupes, à l'exception de Changbin.

Ce n'était pas sa vision de la guerre et le pire restait à venir. Ce qui tournait dans sa tête ce n'était plus qu'un mantra de quelques mots.

Combattre, anéantir, vaincre, survivre.

Stone Heart [ChanBin]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant