6-Ombres & lumière

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Accoudée au bastingage avant, l'air frais du soir fouettant mon visage, je regardai le jour se coucher, perdue, comme à mon habitude, dans mes pensées. Je me rejouai en boucle la scène qui s'était produite tôt ce matin-même, cherchant encore à comprendre les raisons qui m'avaient poussées à agir de la sorte : je venais volontairement de soigner mon pire ennemi, de lui rendre service, et j'avais donc, en quelque sorte, participé à mon propre enlèvement.

J'aurais très bien pu en profiter pour l'affaiblir davantage, pour prendre le dessus sur lui, mais quelque chose m'en empêchait, me soufflait que ce que j'aurais perdu aurait été plus important que ce que j'aurais pu y gagner.

En effet, je repensais après coup à mes débuts dans la garde, les traitements qui m'étaient réservés, à commencer par mon emprisonnement sans aucune forme de procès, sans espoir de défense. Et qui m'avait permis de sortir, de faire entendre ma voix ? Lui.

Sont venues ensuite mes premières « missions » : en réalité des tâches humiliantes ou infâmes que personne ne voulait accomplir, en parallèle de moqueries incessantes et d'une absence totale de considération.

Puis est survenu le clou du spectacle : la potion d'oubli, qui me força à renier tous ceux que j'aimais, ce qui faisait de moi la personne que j'étais, ma vraie vie, ma vie loin d'ici, sans pour autant que je sois au courant du réel impact, dissimulé sous leurs mensonges, que je n'appris que bien plus tard, et grâce à qui ? Lui, encore.

En dépit de toutes ses actions rebutantes, tous ses crimes, sa volonté de nuire, malgré toute la méchanceté et la colère qu'il avait en lui, celui qui était aujourd'hui mon ravisseur était le seul qui avait toujours été honnête avec moi, affichant ouvertement qui il était et ce qu'il faisait, sans jamais chercher à me dissimuler quoi que ce soit. Il avait même promis de trouver un moyen de me renvoyer dans mon monde si je le désirais, il m'avait proposé de m'offrir ce voyage sans rien attendre en retour.

Cette époque me semblait lointaine à présent mais je me rappelai que plusieurs fois, j'aurais aimé le suivre, quitter la garde et les mensonges de ses membres ... Si j'avais su comment mon départ se produirait ! Malgré tout, en cet instant, je ressentais une certaine liberté plutôt contradictoire avec ma condition mais qui me faisait m'interroger sérieusement quant à la place que j'occupais dans la garde et ma réelle volonté d'y retourner.

Tandis que je me torturais l'esprit avec toutes ces questions, je ne le vis d'abord pas s'avancer pour s'accouder lui aussi au bastingage, quelques mètres plus loin. Remarquant sa présence, je l'observai du coin de l'œil, cherchant à analyser son attitude parfois ... déroutante. Subitement, un souvenir me vint : lorsqu'il avait glissé un mot à mon intention sur mon oreiller il y a de ça une éternité, il avait signé « Ton allié. ». Pouvais-je le considérer comme tel ? Je n'en savais rien, mais le qualificatif de « ennemi » ne me semblait pas plus attrayant.

Cependant, avant d'avoir pu trancher en faveur de l'un ou l'autre, une nouvelle de taille occupa toutes mes pensées : l'île de Mémoria était en vue.

*****

Une barque venait dans notre direction, à bord de laquelle se tenait deux hommes de races inconnues et une femme qui semblait être une elfe. Aussitôt, le dragon endossa son rôle de chef en ordonnant à ses sbires de me surveiller dès notre arrivée sur la plage :

« Fidio et Zymia, vous la ramenez au campement et vous veillez à ce qu'elle soit toujours sous surveillance. Et attachez-lui les mains, elle ne sait que trop bien s'en servir à mon goût. »

Il partit en direction de la forêt après avoir dit à l'autre homme de le suivre et je me retrouvai seule avec mes deux geôliers qui n'avaient pas l'air ravis d'avoir la mission de me surveiller, surtout l'elfe qui me jetait ouvertement un regard mauvais. Ils m'entraînèrent plus avant et après quelques minutes nous arrivâmes au camp, composé de bien plus de tentes que je ne l'aurais d'abord cru. Les ombres commencèrent à s'allonger, signe que le soleil disparaissait à l'horizon, tandis que la clarté d'un feu illuminait une bonne partie de la clairière. Des torches s'allumaient entre les tentes sans parvenir à dissiper totalement la pénombre qui entourait le camp, ce qui le rendait très peu visible de la plage.

Aversion (Lance)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant