II - La Maison Dieu

0 0 0
                                    

Les cloisons défilent en un panorama flouté dans la chute de la jeune femme. Elle ne saurait dire si cela fait une seconde ou une heure qu'elle est suspendue au cœur de ce kaléidoscope infernal, à l'intérieur de ce manège virulent où ne subsiste ni loi ni raison. De temps à autre, elle s'arrache à sa torpeur dans un éclat de conscience, elle tente de s'y accrocher aussi bien que le nouveau-né au sein de sa mater, mais c'est sans compter la transe soporifique que le monde auquel tout son for est soumis : les bourrasques effrénées qui bousculent son enveloppe, les nuances arc-en-ciel qui violent ses prunelles, cette sensation de lévitation dans un ciel inhabité.

Son cul percute le sol, et le choc l'assomme ; mais comme instantanément son torse se relève, foudroyé par la pensée, et déjà elle se remet sur ses pieds tout en massant son postérieur endolori. L'impact aurait dû lui briser le coccyx en un million de fragments qui seraient venus à leur tour imploser le squelette et faire remonter le cartilage à la surface en transperçant le restant de peau et de viande qui n'aurait pas été réduit en bouillie sale par la pression — pourtant c'est un simple bleu qui persistera sur ses deux fesses, et non la vision d'horreur qu'elle s'imagine.

La pièce dans laquelle elle se trouve est tout à fait charmante. Un lit à baldaquin repose dans l'un des coins, bien qu'il en occupe une surface considérable. Au centre, une table ronde accompagnée de quatre chaises hautes, au style moderne, épuré ; une flamme émane de la cire plantée dans le bougeoir, seule source de lumière, car aucune fenêtre ne délivre les murs de leurs sentiment de prison. Enfin, disposées toutes aux quatre cardinaux à équidistance des coins, des armoires traditionnelles, aux gravures variées de leur teinte assombrie par endroits. Mais bien avant l'inspection de la pièce, bien avant que la jeune femme se soit relevé de sa descente, un frisson de terreur avait remonté son échine quand elle avait constaté de l'état de la salle de la même manière que l'on comprend la lumière dès lors de son entrée dans la prunelle : elle était en carton. Les murs en chaux bruns, aux tranches ondulées et aux labyrinthes de coupes transversales, le sol tapissé aux poils rugueux sous la plante des pieds, les armoires aux battants fragiles contrastant avec leur gabarit imposant, les draperies du ciborium, ces voiles interdimensionnelles offrant une intimité pseudonyme la nuit venue, et même la cire du bougeoir, luisant de son marron, et même le feu de l'enfer qui le surmonte, scintillant d'une gerbe châtaigne que le doigt pouvait caresser sans craindre l'affliction du purgatoire — tous  de carton. Une fois la peur craintive surmontée, la femme relève les yeux vers le chemin qu'elle avait emprunté, s'attendant à rencontrer un trou béant menant à son ancien sarcophage. Seul un plafond impossible renvoie son regard médusé. En observant ses alentours, un ultime détail fâcheux pousse son irritation dans ses derniers retranchements : aucune sortie n'existe. Pas une porte, pas une fenêtre, aucune ouverture reliant le dehors à cette pièce cubique. L'échappatoire du cercueil n'avait été qu'un simple échange. Sa cage était plus grande et spacieuse, elle n'en demeurait pas moins. Une cage. Et l'on n'enferme que deux types de personnes dans des cages. les criminels, d'une part ; les atteints mentaux, de l'autre. Elle se demande bien à quelle catégorie elle appartient réellement.

Le tourbillon d'émotions qui la tourmente, horreur, lassitude, épouvante, chagrin, solitude, bouillonne et gonfle comme le fer fondu, soufflé par le forgeron. La bulle n'éclate pas cependant, car une fatigue, un accablement lourd comme le monde vient s'abattre sur ses épaules, pareil à celui de sa mort survenu plus tôt. Elle sent ses muscles se raidir et elle peine à se mouvoir. Elle rampe presque jusqu'au lit, et trois fois elle doit s'y reprendre pour se hisser sur les couvertures douillettes. Celles-ci auraient pu offrir un confort sans pareil, si ce n'était pour le papier froissé duquel elles étaient constituées. Mais la belle quasi-endormie n'a que faire de telles formalités. Sans même défaire les draps, elle se jette de tout son long sur le matelas raboteux ; sa joue dextre atterrit sur une des arrêtes du coussin cartonné, et une profonde entaille d'où perle un sang tari dessine les contours de sa pommette. Mais la belle ne remarque rien de la blessure, elle s'endort au contact de l'oreiller, au toucher onirique.

***

« Gabrielle... Gabrielle ! On se réveille, jeune fille ! »

Une voix rêche et détestable traverse l'air de la classe. La moitié de la classe ignore la situation, ne daignant pas même pivoter leurs cervicales et octroyer le moindre regard à la concernée — l'autre moitié, elle, ne s'en prive pas, elle se retient de glousser sous peur des remontrances du professeur, mais tous partagent le même regard pervers de malice envers l'adolescente. L'un des garçons détourne quelques secondes son regard putride. Ses mains s'affairent, il arrache un bout de gomme de son ustensile et la forme en une minuscule boulette qu'il polit avec habileté. Une fois la sphère dénuée d'irrégularités, il la positionne en équilibre entre son index et son pouce, le premier recourbé en un crochet de sorcière, le second tourné vers l'intérieur, sur lequel repose le projectile. Il encoche, ferme un œil, tire la langue, et après un dernier ajustage, il projette d'un claquement de son doigt la balle jusqu'à sa cible. Gabrielle est touchée en pleine tête, tête enfournée dans ses deux bras croisés sur sa table. Elle est inerte, et bien que l'impact la fait sursauter sur son séant, elle ne démord pas de sa position cambrée. La boule roule le long de sa chevelure blé et vient s'arrêter auprès des innombrables boulettes déjà reçues. Le garçon bondit de son siège et clangore, rugit de toutes ses forces pour proclamer sa victoire quand il la voit tressaillir de son assaut. Cette fois-ci c'est l'ensemble des élèves qui éclate de rire : chacun des rires résonne dans l'habitacle, l'orchestre envahit les couloirs, les classes voisines, et même la cour visible des fenêtres battantes. Le son qui s'échappe des bouches méchantes est pur, idyllique, on croirait entendre des anges chanter ; seulement l'apparence est artifice, seule l'intention réside maîtresse, et ici, elle pue, d'un rance, d'une odeur de souffre insoutenable, violant les narines des Chrétiens fervents. Personne ne la voit avec son faciès collé au bois de la table, mais un torrent afflue de ses yeux larmoyants, humide sur ses joues et son menton. Les pleurs s'échouent contre le bureau, absorbés par le chêne. Elle se mord les lèvres si fort qu'un goût iodé se répand dans sa bouche, qu'elle recrache aussitôt contre la surface boisée. Elle tremble, elle le sent. Elle a envie de s'échapper, d'être à mille lieues de son école, loin, n'importe où, dans les Caraïbes, en Afrique du Sud, au fin fond de l'Australie ; elle prie, elle prie comme une forcenée condamnée au blasphème, elle prie pour ne pas être jeté au septième cercle. Elle peut prier autant qu'elle le souhaite, personne ne vient la sauver. Elle n'a pas les mots pour évoquer la tristesse qui envahit son âme et chaque coin de son intellect. Elle observe sa vision s'évanouir de la réalité, elle entend les éclats maléfiques en rêve alors qu'ils se réverbèrent au creux de ses tympans. Elle n'a plus qu'un souhait.

La jeune femme se réveille finalement. La nuitée de sommeil l'a revigorée complètement, elle en oublie même la pièce de papier tout autour d'elle. Elle étire ses membres avec délicatesse, faisant craqueler ses articulations au fur et à mesure de sa gymnastique. Déliée, elle se remet sur ses pieds, ignorante du songe perdu au siège de son inconscience. Elle regarde devant elle, vers le centre de la pièce. La bougie marbrée vacille sur son piédestal, elle s'éteint moins d'une seconde, durant laquelle la geôle est entièrement révélée aux yeux de l'éveillée. Un pantin de bois assemblé par des crochets argentés la fixe dans la pénombre. Il se tient arcbouté au-dessus du soleil. On ne distingue aucun orteil sur les planches de bois simplettes, ni un doigt sur les deux extrémités restantes. Son visage est tourné vers elle. Dessus, pas d'organes, mais chaque cavité est habilement ébauchée de sorte à ce que l'on croit à un visage mannequin. La bouche est grande ouverte et donne sur l'organisme de bois. L'ébène qui s'échappe de sa gueule tonitrue dans la pièce. Quand il aperçoit l'iris effaré le dévisageant, il s'ébroue bestialement, faisant gronder les crochets au moindre geste, et les agonies aphones de sa bouche éclatent au grand jour ; il dérate sur ses quatre membres, renversant les chaises bloquant sa furie, bondit sur sa proie, darde mille crocs de hêtre recourbés vers l'avant. La flamme de la bougie revient et la monstruosité s'évapore un millimètre avant que les canines ne s'enfoncent dans la chair du faciès. Les chaises sont de retour devant la table. Les mugissements se taisent avec le jour nouveau. La jeune femme se lève, et fond en larmes.

Paperboard mélancolieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant