XI - Doppelgänger

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Gabrielle naquit sans difficulté, la grossesse s'étant passée à merveille, avec le moins de vomissements possibles, et la félicité grandissante de ses parents, deux citoyens les plus respectables qui soient, l'un avocat, l'autre infirmière ; des gens tranquilles, à la vie tranquille, aux ambitions normales. Ils s'étaient rencontrés dans leur lycée commun, en plein cœur de Bristol, des amourettes collégiennes comme les doyens aimaient se remémorer, avant de procéder à leurs fiançailles et mariage. Les générations de chaque côté de la famille avaient vécu dans la cité industrielle durant des siècles de pérennité, et leurs rejetons dépourvus de soif d'exploration s'étaient également cantonnés au familier des vallées rebondies et de l'Avon ruisselant. Les premières moments à trois furent fabuleux : les altérations de leur quotidien se ponctuaient des éclats enjoyés de la nourrisson qui apprenaient les arts de la communication et du savoir-être sous la main cajolante de ses progéniteurs. Aucun problème, physique ou mental, ne fut décelé lors de ces cinq premières années. Mais un accident arriva, à l'aval de la sixième.

***

Gabrielle raccrocha les bords de sa veste de sa main potelée du mieux qu'elle le put, mais la manche se débattait féroce, bien déterminée à conserver sa liberté d'habit indépendant. Sa mère dut le tirer depuis son dos afin d'émerger de l'océan azuré des doigts capricieux, clos en un poing de triomphe. L'enfant glapit de son rire cristallin tandis que sa mère s'affairait à rajuster son col par dessus son maillot, recoiffant la tignasse blé d'une main distraite en parallèle. L'uniforme se constituait d'une veste indigo brodée de l'insigne de l'école primaire Crescenthills cousus d'élégants fils bronze, d'un maillot de corps au col boutonné albugineux autant que le lait, ainsi que d'une jupe ballotant à mi-genoux les flanelles pliées par la course effrénée. Toute prête, la petite fila en direction de la porte d'entrée, incapable d'actionner la poignée lourde du vantail massif, non pas que cette vérité ne l'empêchait de s'enhardir davantage contre le mécanisme mécontent des agitations autour de son axe. L'odeur de porc fumé et d'haricots flotte encore jusque dans le corridor ; de derrière l'embrasure du salon apparaît la mère, dépareillée plus qu'au réveil, puis le père doté d'un modeste costume de travail. C'est la rentrée.

Les larmes pointèrent aux coins des yeux aigues ; l'écolière ne pourrait-elle jamais assister à son premier jour de classe ? On l'avait prévenu des maîtresses affublées d'un long tailleur auprès desquelles elle apprendrait de nouvelles choses, accompagnée de camarades qu'elle s'empresserait d'en faire ses justes amis ; on lui avait raconté sur un ton rêveur les tableaux d'olive dépeints à la craie poudreuse, les sonneries stridentes signalant la fin de la journée et le retour au foyer après une journée de labeur ardent, les plats détestables de la cantine qu'elle ne pourrait supporter, donnant suite à d'innombrables implorations pour revenir festoyer le midi à la maison ; ces fantaisies ne prendront donc chair pour tous sinon elle ? Après un timide baiser à sa compagne, l'homme s'approcha de l'entrée, entourant la paume de sa fille de la sienne, abaissant la poignée avec un soin perfide de ne pas blesser le fruit de ses entrailles. Il la devança, se jeta dans sa voiture — il avait la mauvaise habitude de mal régler son radio-réveil, ne se donnant jamais la peine de le régler une bonne fois pour toute — et démarra en trombes. Le vieux carrosse crachota de vilains nimbus de son pot d'échappement avant de disparaître au tournant de l'avenue. Gabrielle se précipita à sa poursuite, elle piétinait déjà les herbes fraîchement tondues de la veille dans le maigre jardin en bordure du trottoir, mais la voix maternelle la rappela depuis le seuil. Les deux se prirent la main et s'en allèrent gaiement en direction de l'école, laquelle n'était pas plus loin que le bout du pâté de maison. L'enfant gambadait plutôt que marchait, chacun de ses pas valsant son cartable topaze de flanc à flanc. Elle adorait sortir dehors, se promener, vaquer dans les parcs : elle croisait toute sorte d'individus, une gent pressée, une autre, comme elle, trottinant au gré des rayon le long du bitume sulfurant, une encore, au regard malveillant, fatigué, assombri. Si elle avait de la chance, elle pouvait même croiser la voisine et son labrador. La gentille dame ne manquait jamais de la gâter de confiseries, au déplaisir visible mais réprimé de ses gardiens. Chaque fois qu'elle posait le peton sous l'égide du soleil, c'était un monde inconnu plein de saveurs attendant d'être goûtées qui s'offrait à elle. Ses prunelles émeraude mirobolaient de scintillantes constellations se reflétant dans le miroir limpide trônant au zénith.

L'école apparut par-dessus les rares toits mitoyens. Une troupe de nouveaux élèves s'agglutinait devant le portail, enfiévré par le retard apparent du personnel. Gabrielle observait particulièrement ses pairs ; ils portaient tous un unique apparat, pourtant tous différaient. Une fille à couettes rousses se retourna à son arrivée et leurs regards se croisèrent. La jeune fille se fit brusquement timorée, elle détourna soudain les yeux, les joues empourprées de cramoisi, renforçant sa poigne entrelacée à celle de sa mater. Ils ne patientèrent guère longtemps, comme le grillage se dissolut de par et d'autres des murs carrelés de la cour, délivrant son accès. Elle ne prêta pas plus attention à sa nouvelle rencontre, suivant de près la foule s'avançant. Elle s'arrêta en son plein centre, et peu de temps après, le discours du directeur de l'établissement démarra. Bien que celui-ci se tenait haut sur son estrade, la scène était brouillée par le dos imposant des adultes immobiles, aussi Gabrielle ne captait que la voix dure, sévère du vieil enseignant. Le monologue s'éternisait sans montrer signe de tarissement, l'ennui s'empara de l'enfant de ses serres crochues de vil blasphème. Elle scrutait ses environs, à la recherche d'un objet, d'un spectacle un tant soi peu divertissant, ou bien d'une âme elle pareillement entachée du spleen incessant des discours trop pompeux. Son vœu fut exaucée : là, à quelques mètres sur sa droite, une autre fillette la regardait avec insistance. Bizarrement, elle n'était pas vêtue du strict uniforme imposé aux élèves, mais d'une élégante robe crémeuse virevoltante autour d'elle. Elle lui fit signe, souriant de ses dents pleines. Passée la surprise, Gabrielle lui renvoya la salutation à grand coups de gloussements, tus par une tape sur son épaule. Elle leva le chef vers sa mère qui lui caressait les cheveux, puis vers la déesse en toge. À l'endroit convoité, ne demeurait que le vide perçant de la réalité.


Paperboard mélancolieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant