IV - Bristol

0 0 0
                                    

La jeune femme agite follement son sceptre devant elle. La bête se prend plusieurs coups de part et d'autre de sa tête, ce qui semble le stopper net dans son élan ; il rejette tout son buste vers l'avant, les genoux fléchis, les bras étendus, et son rire doucereux, apocalyptique, se déverse aux quatre coins de la pièce. Les murs vibrent et se tordent follement sous la pression surnaturelle exercée par les vents putrides exhalés, les armoires encore intactes ne le sont plus longtemps, car des morceaux par-ci de porte éclatent et s'éparpillent dans l'ouragan ainsi formé. Le miroir cartonné se fend d'une énorme déchirure diagonale le long de sa surface jaunâtre, d'où l'on voit les atomes filandreux de papier s'ébouriffer dans la plaie.

La femme est mortifiée. Son front sue abondamment, d'une suée glaciale suintant de son effroi animal. Pas une parcelle de son corps résonne un glas de terreur face à la vue de la monstruosité, car bien que la bougie feue n'offre plus sa candide grâce à la pièce, de l'armoire implosée s'échappe un filet de lumière incertain dans lequel brillent d'innombrables particules de poussière. Un détail farouche lui vrille les tempes : le pantin devant elle n'est pas le même que celui de la veille. Ce dernier était mince et frêle, il exuvait d'un orgueil et d'une malice fine, presque intelligente, par ailleurs, les traits de son visage étaient creusés artistiquemment — il était aisé de les distinguer quand celui qui se tenait devant elle possédait des membres au moins trois fois plus grossiers, boursouflés auprès des accroches presque invisibles dans la graisse boisée. Son faciès lui donnait un air bougon, peu appréciable à la vue, sans compter l'amateurisme et l'hésitation avec lesquels ses contours avaient été achevés. En un sens, le malabar constituait un danger moindre, mais il n'en restait pas moins une entité extraordinaire. La vigueur camouflée par l'hêtre ébène lui rappelait les muscles saillants des grizzlis.

Mais déjà la chose revient à la charge, bondissant à travers la pièce. La femme sent son courage s'émiettait à néant, ses jambes lâchent le poids lourd de son cadavre qu'elle ne peut plus supporter — une silhouette émerge du cosmos doré au-derrière, un homme, ou une femme, ou les deux, apparait dans le monde. Elle porte un pardessus beige, trop grand pour sa carrure serrée car même ses mains restent invisibles d'en-dessous les manches bâillantes ; un haut-de-forme de la même couleur couvre sa tête et tout son front, et l'on ne voit pas une mèche rebelle s'échapper du chapeau élisabéthain. Elle accoure, elle fulgure instantanément jusque dans le dos du monstre qu'elle martèle de son poing pourtant minuscule, bien qu'à chaque coup un terrible bruit de foudre éclate, succédé en rythme par les halètements de douleur de la victime. Un coup décisif envoie le mannequin valsé contre le lit. Le baldaquin vacille dangereusement avant de chuter et d'envelopper de ses robes de textile l'humanoïde. L'inconnu la regarde alors, de ses deux yeux gris d'acier, d'un acier tempétueux aux pointes verdies maternelles, rafraîchissantes, et crie :

« Cours, Gabrielle ! »

Son interlocuteur s'extirpe de son effroi sous l'appel salvateur. Elle rejette son balais sur le côté et dérate en contournant la table vers le buffet démantelé ; elle veut courir sans plus jamais se retourner, courir jusqu'à l'autre bout de la Terre, ou de quelque univers que ce soit, courir même après avoir expulsé le dernier souffle de ses poumons et mourir de son cœur emballé, privé d'oxygène tellement l'effort brisait son psyché autant que ses alvéoles pulmonaires, plutôt que de tomber sous les morsures de l'ennemi. Néanmoins, c'est impossible. Son pied s'enchevêtre autour du pied du siège qu'elle pense avoir évité, et la bouscule sauvagement ; elle sent tout son être périr d'inertie alors que sa vision bascule vers le sol, ce sol beau carrelé de douzaines de papiers d'origine exotiques, qu'elle percute dans un heurt, auquel suit un élancement de douleur. Sa cheville est foulée. Elle tente de se relever en s'aidant de la chaise qu'elle a renversé à son flanc. Son pied cède, elle choie derechef atteinte de la torsion. Derrière, elle entend les draperies se colorer de moult teintes quand rejetées brutalement ; la nuance du fantoche peint le monde de sa joie, délivrée de ses couleurs. Le jais de sa fureur reprend de plus belle et noie le ciel au sein de son acmé. Des larmes brouillent la vision de Gabrielle, encore allongée, occupée à ramper hors de la pièce. Va-t-elle finalement ne pas pouvoir s'échapper ? Peut-être l'espoir de vivre brillait tel un soleil que ses doigts ensanglantés ne pouvaient pas atteindre ? Le flot humidifie ses joues et son menton. Elle cesse de ramper sous la douleur qui émane de sa foulure, désormais intolérable. Un flou aberrant creuse sa rétine alors que les détours de la pièce se confondent les uns les autres. Elle va fermer les yeux, mais une main enfantine agrippe par la taille ; la poigne de fer la soulève soudainement et la remet debout, de sa taille, le bras passe autour de ses épaules alors qu'une autre main la force sur ses pattes brinquebalantes. C'est l'inconnu d'avant, qui lui retourne un sourire chaleureux. Ils s'avancent laborieusement vers la sortie béate, ils peuvent presque la toucher s'ils tendent le bras ; une symphonie naît, retentit de son fort. C'est le polichinelle endiablé, délié de ses fils d'archal, il attaque sa valse de mort. Les humains pressent le pas, ils sont désormais sur l'embrasure de la porte et s'apprêtent à s'évader. Une main — un rectangle irrégulier jadis un hêtre majestueux — s'abat sur l'épaule de la jeune femme. Elle clôt ses paupières, le cœur affolé contre son thorax, elle attend la bouche de feu l'engloutir d'un coup, mais la main se volatilise. Elle rouvre des pupilles timides, qu'elle sèche à force de gestes effrénés, et lorsqu'elle se retourne pour admirer le passage interdimensionnel, son regard ne trouve rien de la pièce artificielle, sinon la présence d'un parapet insurmontable. Abasourdie, elle observe enfin ses alentours : des rues abondantes d'une foule criarde, de vilaines maisons mitoyennes rabougries par le temps destructeur, et leurs habitants. De laids humanoïdes aux membres longilignes déformés, portant tous les mêmes habits miteux ; en guise de tête et de visage, l'on ne trouve au bout de la nuque qu'un simple emballage de paquet, sur lequel les éléments du faciès, les yeux, le nez, la bouche, parfois souriante, tantôt en arc-de-lune inversé, sont créés par des orifices, d'affreux trous de chaos desquels pas même la lueur du soleil fauve ne pénètre le seuil. Le cœur de la rescapée loupe un battement, car seulement dès lors elle s'aperçoit de l'horrible réalité de ce monde. Des pavés cahoteux aux cloisons des bâtisses, des étals gorgés de fruits, de légumes, d'aurantiacées, aux rivières vénitiennes de la mignonne capitale, jusqu'à sa gent totale, de la tête au pied : pas un atome, pas une fibre, pas une vérité, sinon elle-même, n'était creusé autre part que dans le papier. Devant ses yeux ébahis et sa mâchoire pendante, son sauveur apparaît. Le manteau luit d'éclats bronzés au zénith et virevolte aux pas danseurs de son porteur, lequel affiche un sourire radieux de canines acérées derrière le velours de ses lèvres. Il prend de l'élan et ouvre bras et paumes pour acclamer le public imaginaire de son cirque de fantasme ; sa voix de ténor se fait envoler les perdrix alentour et soulever une bise funèbre, froide, alerte dans sa caresse.

« Bienvenue, Gabrielle ! Dans la ville millénaire, contrecollée, ondulée, bouilli, gris, pliants — Bienvenue à Bristol ! »

Paperboard mélancolieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant