Une énorme barre de métal mort, concave à la tête, incurvée à la queue. Gabrielle sent un poids malfaisant grandir dans sa poitrine à mesure qu'elle tâte de l'arme. Elle lève la tête : devant elle clabaude le pantin diabolique. Elle ne s'en est pas rendu compte tout de suite, mais plus elle l'examine et plus elle en est convaincue, le mannequin devant elle est le même que celui qui l'a poursuivi dans la chambre. Ses membres gonflés et ses accroches étroites ne mentent pas. Son visage est le même, néanmoins indiscernable au sein de la furie qui anime ses traits. Au plus il s'énerve et aboie chaotiquement, au plus le bois vient se fendre d'écorchures et de plaies suintant d'un pus grisâtre. Doit-elle réellement le tuer ? N'y a-t-il pas un autre moyen de retrouver sa mémoire ? Le pied s'alourdit dangereusement dans ses bras à mesure que sa poitrine exhalait avec peine. Elle en est sûre bien qu'elle ne s'en souvient pas : c'est la première fois qu'elle va briser une âme. Ses orteils s'arcboutent contre le mégalithe chrétien superposé à ses plantes ; la sueur perle périlleusement le long de ses tempes, lesquelles battent le sang un gong dans son esprit. Elle halète. Elle ne peut pas le tuer. Même si il jappe et vocifère et manifeste toute l'animosité de l'univers, elle ne possède rien de cette haine stellaire. Elle ne peut pas. Elle ne peut pas. Elle...
La pince pèse de plus en plus dans ces mains ; dans un cri, elle délace son emprise et s'écarte d'un bond. L'ustensile choie comme un météore contre la craie qui se fissure en toile d'araignée, soulevant les blocs de marbre en son épicentre. Charlie pousse un soupir compréhensif avant de ramasser l'outil abandonné. Gabrielle contemple la scène apeurée : son teint albe vire au translucide parsemé de ses veines pompant son cœur tonitruant.
« Tu ne peux rien faire dans cet état, décrète brusquement le garçon. Regarde. Ta mélancolie, ta peur, ta colère — tes émotions négatives ont déteint sur la toile de l'espace et ont pénétré le pied-de-biche. L'arme devait te sentir immensément âpre dans ta main ; pourtant, elle me paraît sans poids quand je la soulève. »
Ce disant, il démontre son monologue en mouvant la barre dans plusieurs directions, tenue en équilibre sur son auriculaire. Après quelques secondes de son manège, il la tend une seconde fois à la déconcertée.
« Une amie me disait souvent : "écoute le vent et suis son cours." Écoute le vent, Gabrielle. Les tornades de Bristol sont exquises. »
Il sourit à demi, sympathisant sa peur. Elle reprend l'arme ; effectivement, sa masse s'est apaisée. Gabrielle prend une longue inspiration. Son myocarde se tait. Les bas de sa robe ondulent mélancoliques ; seulement alors, elle clos ses paupières, ouvre ses oreilles, et écoute.
Le cosmos susurre des rages diluviennes dans ses tympans. Bises et bourrasques confondues convergent autour d'elle alors qu'un cyclone se forme, elle, l'œil en son milieu. La pierre s'effondre, remplacée par les zéphyrs ; ses cheveux blé ballottent au gré des tempêtes virevoltant le pourtour de ses courbes. Les puissances éoliennes dansent un tango de folie sur la terrasse de la bâtisse, un bal inconnu jusqu'alors, un cabaret extraterrestre éolien. Elle reporte l'attention sur ses mains. Elle doit bouger ses phalanges attendries pour s'assurer qu'ils referment encore le sceptre du mal, tant le vent l'aide à le porter. Elle rouvre les yeux : la marionnette s'est blottie de son mieux face à la croix, admirant anxieusement le balet divin prenant lieu. La jeune femme ne craint plus la bête en face d'elle : elle n'a plus que de la pitié pour cette existence incomprise des lois humaines. Elle prie pour qu'elle ne ressente aucune agonie quand les portes infernales happeront l'entité jusque dans leurs tréfonds, puis elle lance son glaive.
La flèche d'aluminium vrille avec une pression phénoménale. Les deux extrémités commencent même à montrer des épluchures des atomes concassés par le lancer boréal, le projectile tient bon, cependant, et n'explose pas avant d'avoir percuté sa cible. Les nimbus noient les cris de l'humanoïde dans les stridulations cotonneuses. Des éclats de bois et de cartons s'envolent annihilés par l'impact. La supernova ne dure qu'un laps infime, invisible à l'œil las, au bout duquel des trainées de bois et de la mixture avariée peignent le sol écartelé. Mais la nouvellement meurtrière n'a pas le temps d'exulter devant le carnage découlé de ses ongles ; elle est déjà couchée, fiévreuse. Les hauts-de-coeur qui la terrassent résultent en de vilaines hématémèses soleil. La migraine est revenue vainqueuse. Des bulles d'acides éclatent dans son ventre et son cerveau, sa vision aux couleurs kaléidoscopiques et ses son ouïe meurtrie horripilent ses nerfs. Elle se tape la tête plus d'une fois contre le marbre. Il lui faut l'aide de Charlie, qui supporte légèrement sa nuque avant de lui prêter main forte, afin de pulvériser son os frontal ; elle sombre alors inconsciente, délivrée.
***
Le soleil scintille, pointe pure dans l'azuré. Les vagues en contrebas s'écrasent contre les pierres dans un concert d'écume bouillonnante. Les embruns marins flottent jusqu'en haut du belvédère rocailleux pour y apporter leurs effluves salines. La dune est chaude sous leurs pieds nus. Gabrielle déglutit. Elle sent un tourment sans fin affliger son être, craqueler ses pensées en d'innombrables fragments. Elle n'arrive plus à retenir les pleurs brouillant sa vision ; les gouttes chaudes coulent à flot sur ses joues agressées par les grains volages, mais une main salvatrice arrête la course des larmes. Elle rouvre les yeux. Charlie la regarde, pleine d'affection. Ses prunelles acier tournoient pareilles aux nébuleuses célestes les encerclant. D'un geste tendre, elle passe son index sur la peau mouillée, caressant le derme, l'effleurant. Sa paume se tranquillise en épousant la forme de sa pommette. Elle s'élance et dépose un baiser fugace sur les lèvres de l'inconsolable, déclenchant un échange de rires nerveux. Elle emprisonne son majeur autour des bouclettes topaze. Rêveuse.
« Je suis là, chérie. Je suis là. »
Elle répète la formule, comme un mantra que même le ciel ne peut sceller. Leurs doigts s'entremêlent les uns aux autres tandis qu'elles s'embrassent une ultime itération. La houle dépose son crachin maritime sur les lèvres de chacune. Le soleil bat toujours aussi fort. Gabrielle se sent emportée par son amante. Le temps est venu. Ses pieds décollent du sol et achèvent la liaison Ciel-Terre. L'instant d'une infinité, l'euphorie qui l'emplie paraît si majestueuse qu'elle sent un amour séraphique la transcender pleine. L'instant d'après, son corps de porcelaine télescope les rocs calcaires.
***
Gabrielle contemple la mer de carton sous sa face. Elle ne se relève qu'après quelques secondes de contemplation, quelque peu titubante. Charlie vient lui prêter main forte, l'épaulement jusqu'à son éveil complet. Elle affiche un sourire serein, quoique niais à son encontre. Ses prunelles miroitent du même éclat iridescent sous la Lune capucine. Ses iris ensorceleurs, tus à jamais.
« Tu n'es pas un... »
Elle ne finit pas ses mots.
« Alors ? Quels souvenirs as-tu récupéré ? interroge Charlie. »
Courte pause, perdue dans le bistre piqueté d'émeraude.
« L'amour que le monde m'a volé. »
VOUS LISEZ
Paperboard mélancolie
ParanormalUne boîte de Pandore aux murs infranchissables, un cercueil de papier sans issue dans ce néant cubique. Un être unique se soulève dans cet espace confiné. Une vie qui découvre le monde, qui s'est perdue pour se retrouver, afin d'en finir avec la vie...