VII.2 - L'envolée d'hirondelles de l'équinoxe de Printemps

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Au début, ce n'était qu'un murmure. Un chuintement lointain, illusoire, que l'on croit ne provenir que d'un rêve éperdu, que d'un caprice de l'âme ; mais le mot doux se fait fort, gagne en intensité et trébuche les gammes d'octave au fil de sa course. Des conversations hâtives, des gloussements de sorcières, et même des sanglots de nourrissons habitent l'ultrason. Puis le concert entame sa marche céleste, les vents chatoient les cuivres aux rythmes des percussions frappées. Les cris des damnées se joignent aux festivités, ils bousculent la caboche comme un châtiment inéluctable provoquant la plus belle des démences. Le tympan vibre contre le sol martelé à vif. Les Boîtards entendent eux aussi le raz-de-marée acoustique, le rejet des entrailles terriennes, noyer les hommes dans son sillon baveux. Ils se regardent, interloqués, s'agitant sur place, se triturant les doigts, les beaux indécis, ceux qui se veulent humains mais qui n'en ont pas même la face. Les sourires des enfants se tordent en d'affreux rictus papetiers alors que leurs plaintes se mêlent à la vague toute proche désormais. Enfin, tous dératent de la même démarche malhabile. Certains s'étalent tout leur long contre le marbre, incapable de retenir les larmes pleutres perlant derrière les creux oculaires. Les deux entrées du corridor, Est et Ouest, rugissent du vacarme tonitruant. L'orchestre est mort, les enfants sont morts, les sorcières sont mortes, ne laissent derrière eux que les vocifères d'outre-tombe des séraphins déchus. Et quand enfin la catastrophe dépasse la courbure de la paroi derrière laquelle elle se camouflait timidement, et quand alors Gabrielle atterrée entrevoit l'allure de l'Armageddon envenimant la Terre, elle n'entend plus pareil. Les démons sont aphones. Ces djinns chassent en meute ou plutôt, parler d'un essaim serait plus convenable, car lorsqu'ils passent l'embrasure de la cloison, pas une particule d'espace n'est remplacée par un des horribles diablotins. De gabarit, ils semblent frêles, délicats, pas plus imposant que quelques grains sablonneux, pourtant leur céruléen tempête annonciateur des déluges, leur fauve incarnat non sans rappeler le pénultième cercle des Enfers, ces deux teintes que portent les messagers de fureur indiquent la bestialité les habitant. Le claquement des rémiges brise jusqu'à la plus solide vitre, le vrombissement stridulent saigne les artères nommées à l'ouïe. Gabrielle, impuissante, contemple la horde d'hirondelles qui vient l'emmitoufler de son manteau bicolore.

***

Charlie traîne ses pieds emmêlés dans la toile de son manteau. Cela fait presque une heure qu'elle s'est séparée de son acolyte en quête du Veilleur régnant sur le centre commercial, en vain. Elle a beau accosté le moindre Boîtard, fouiller, retourner, analyser la plus petite parcelle de chaque magasin bordant l'allée, elle ne trouve aucune piste la menant au maître des lieux. Vaincue, elle bondit sur le banc avoisinant, abandonnant pour l'instant ses péripéties. Si le Veilleur les avait déjà détecté, c'était quasiment impossible de lui faire face. Il peut aisément les semer en prenant détours et colimaçons dont ces sentinelles possédaient le secret. Peut-être son aptitude lui permet pareillement de se dissimuler d'une sorte ou d'une autre, à l'intérieur du centre, ou pire encore, au sein d'une dimension aliène. Si tel est le cas, alors elles n'auront qu'à repasser une autre fois ; mais encore faut-il retrouver Gabrielle, songe Charlie en soupirant derechef. La peste n'est pas réapparue, quand bien même son nom avait résonné maintes fois entre les murs blafards de la construction. Il se peut également qu'elle ait déjà rencontré la bête rodant, mais la penseur rejette aussitôt l'idée. Un hurlement, un cri tout du moins, l'aurait immédiatement alerté, or elle n'a pas trouvé le plus petit indice menant à sa compagne. C'est-à-dire, jusqu'à maintenant.

Charlie sursaute presque en apercevant la silhouette se dandinant nonchalamment plus loin dans la galerie. Le chevelu blond se trémoussait comme un pendule pas après pas, dévoilant de temps à autre la robe encartonnée, et plus bas les escarpins du même matériau. Elle n'attend pas : la jeune femme se rue en direction de son amie pour la rejoindre. Elle court à en perdre haleine, ses joues rosissent sous l'effort, et d'énormes crampes l'atteignent à ses jambes ; un point de côté atroce lui dévore tout son flanc alors qu'elle sent son cœur s'évader dans ses pulsations. Elle croit courir une éternité, elle pense vivre cent fois avant de la rattraper, lui obligeant une volte-face par une secousse de son épaule. Le visage de Gabrielle s'offre à elle dans sa mignonnerie, dans sa splendeur divine, vierge : néanmoins, elle n'a plus ses yeux aigue-marine, son nez frémissant, ses lèvres de pulpe sanguinolente ; non, à la place, des plaies d'ébène béat d'où suinte un pus épais forment des prunelles rondes qui surmontent la grimace ainsi gravée. La main du farceur s'enroule autour de la nuque de Charlie et presse cruellement. La viande implose de son jus sale sur le décor des hirondelles s'apprêtant à l'envol.

***

La douleur émanant des parcelles de son derme réveille la belle endormie de plein fouet. Gabrielle se débat tant bien que mal dans son cercueil de plumes volatiles, mais dès lors qu'elle déloge un rapace affairé à se nourrir de sa peau, c'est cinq autres qui la rongent à un autre endroit. Soudain, les mots de sa camarade lui reviennent dans sa tête, comme un écho fulgurant. Écoute le vent. Suis son cours. Elle clos ses paupières, en proie totale à la menace aviaire. Elle est inoffensive, mais elle tend l'oreille. Elle imagine les morceaux de vent déchiquetés par les balafres des rémiges, éparpillés de part et d'autre de l'immense dôme la surplombant. Elle se concentre. Elle capte les chuchotements apeurés d'Éole, que l'on a éjecté de son siège de gouverneur aérien. Pour lui venir en aide, elle doit combattre. Elle doit reprendre en main les cyclones naufragés aux quatre coins de Bristol. Son sang boue parmi ses capillaires, il est prêt à jaillir de ses veines. Le groupe d'hirondelles s'arrête brusquement. Elles savent. Leurs ailes vrombissent d'épouvante tandis qu'elles tentent de prendre la poudre d'escampette ; il est déjà trop tard. L'ouragan gronde. Éole s'éveille sous la clameur de l'ensorceleuse.

Paperboard mélancolieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant