Chapitre 5 : Suite 4

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Je comprends qu'un événement grave s'est produit. Que peut-il se passer en trois jours ? Nous ne tardons pas à voir les hautes murailles de bois du couvent, mais Kiuma ne prend pas cette voie. Elle m'entraîne, à une centaine de mètres de notre lieu de rencontre, à ce qui ressemble à une minuscule porte camouflée à l'orée d'une grotte réciproquement réduite. Le tout pourrait avoir été fait par et pour des enfants plutôt que des adultes. Elle me prévient que je passerai difficilement, mais que je passerai tout de même, et me conseille de faire attention à ma tête car dépasse par endroits du plafond des pierres récalcitrantes à la taille des pioches et des burins. La religieuse lance un œil suspicieux au dehors, et rassurée, fait pression de toute sa masse sur la partie de roche découpée, qui vient se glisser dans une sorte d'embrasure elle aussi creusée à même le minéral, puis la bloque avec deux barres de métal à coulisses, fixées sur la roche. Les barres ressemblent à la fermeture que nous avons pour la porte de notre poulailler, mais en plus imposant. Il faut dire que la porte de pierre doit peser son poids. Le système est pour moi aussi insolite qu'ingénieux. Quels ouvriers talentueux ont pu concevoir cela ? Nous pénétrons dans le couloir qui certes est très bas de plafond, mais laisse cependant la libre place à deux personnes de s'y croiser. Enfin... deux enfants ou deux nains ! Kiuma tire la porte de son trou vers la droite pour la remettre en place, et barre la porte d'une petite poutre de chêne par un astucieux système de battant. Il est certain qu'ouvrir cette entrée de l'extérieur est humainement impossible ainsi. La vieille saisit une lampe qui attendait là et sort d'une petite sacoche de poche un briquet à silex, et un morceau d'amadou. De brefs et expérimentés coups de poignets font fumer l'amadou, qu'elle appose alors sur une fine allumette en bois dont une face est enduite d'une légère couche de souffre. Enfin, l'allumette embrasée incendie la mèche imprégnée d'huile qui s'y trouve pour nous guider dans l'obscurité. Le tunnel descend en pente douce sur plusieurs mètres en un demi-tour, puis file droit devant sur je pense les deux ou trois bons kilomètres qui nous séparent du couvent.

— Tous les couvents ont-ils ce genre d'installation Pénitente ?
— Depuis les Représailles des Noyés, la plupart ont au moins une issue secrète oui. Malheureusement beaucoup n'ont jamais été entretenus et la plupart sont aujourd'hui hors d'usage. C'est moi qui ai travaillé à la construction comme à la sauvegarde de celui-ci, depuis trente ans que je suis à la direction de ce couvent, ainsi que l'avait commencé ma prédécesseure la pénitente Livia, également connue sous le nom de « la Princesse répudiée », ou plus encore « la noble folle ».
— La Princesse Livia a vécu ici comme pénitente ? M'étonné-je. Je croyais qu'elle était morte dans l'incendie du Domaine d'Apinsee, avec son fils et tous leurs serviteurs ?
— Elle craignait, à raison, pour sa sécurité. La Princesse avait été mariée à un comte pour jeter le discrédit sur sa lignée, alors après le décès controversé de son époux, elle s'est faite passer pour morte, et est venue servir Ttocs ici. Pour préserver son fils de la mort, elle l'a envoyé dans une puissante famille amie, qui a historiquement toujours été tel chien et chat avec la famille royale légitimée par Phëny 1er, la noble famille Salce, souveraine de Salcénia depuis la nuit des temps.
— Je peux comprendre son désir de sauver sa vie et celle de son fils, mais de là à sacrifier tous leurs serviteurs ! C'était la Princesse des...
— STOP ! Taisez-vous avant de vociférer des paroles regrettables mon enfant.
— Mais enfin vous v'nez de dire que...
— Non. VOUS avez tiré des conclusions sur vos connaissances et le peu d'informations que je venais de vous délivrer. Pensez-vous vraiment qu'une femme seule, qui plus est une Princesse, affublée de son jeune enfant, puisse mettre à feu un domaine entier ? Bien heureux sont les nobles qui savent seulement ce qu'est un silex ! Ricane la pénitente.

Je reconnais que son raisonnement sonne plutôt juste. Je me sens bête à manger du foin quand je songe au fait d'avoir avalé tout cru cette vérité pré-digérée, sans me poser les questions les plus élémentaires. Elle m'explique que les serviteurs ont été réquisitionnés pour déterrer les morts du cimetière du domaine, où reposaient les aïeux de feu le Comte Hüey. Les cadavres plus ou moins décomposés avaient alors été disséminés ça et là dans le châtelet, pour laisser à penser à la mort de tous ses occupants. Avant d'y mettre le feu, la majorité des serviteurs avaient été congédiés avec une bonne solde, et l'interdiction de prendre le moindre mobilier ou objet de valeur. Les quelques autres avaient été payés plus grassement pour aider la Comtesse à brûler le domaine, et garder le silence. J'allais rétorquer sur l'affaire de la servante dont j'ai depuis longtemps oublié le nom, qui avait été jugée et brûlée vive sur le bûcher pour complicité, mais la vieille Kiuma me devance une nouvelle fois. La servante, qui s'appelait Grysile, âgée de quatorze ans, avait volé le nécessaire de toilette de la Princesse. Lorsque cela s'est su, elle a été accusée des meurtres et du brasier, puis exécutée. J'avais d'abord pensé que la Princesse avait interdit le vol par cupidité ou par ego, sans présumer qu'elle l'avait simplement exigé pour protéger ses gens... Je suis un idiot. À mon âge, il va être grand temps d'apprendre à réfléchir davantage et me montrer moins impulsif. Père me l'a tant de fois reproché, sans que j'en retienne la leçon. En voilà une de plus pour ma pomme. Les maigres kilomètres semblent décuplés et l'impatience me gagne. Dans cet espace réduit, je suis content de ne pas être Téphe ! Je ne suis pas très grand pour un homme, mais je dois avoir dix bons centimètres de trop pour avancer à mon aise. La position voûtée ralenti ma marche et endolorit sérieusement mon dos comme mes cervicales, sans même parler de l'inconfort lié au port du panier de poissons. Avec cette posture, il pèse au moins deux fois plus lourd. Quant à l'odeur, la proximité entre mon nez et le contenu du panier est telle, qu'elle envahit littéralement mes narines. J'ai bien essayé de plier mes genoux, mais rien n'y fait, c'est même pire encore, ce qui a beaucoup fait rire ma guide. Elle m'a encouragé à poursuivre genoux fléchis, arguant que ce travail était excellent pour la fermeté des fessiers, mais la pratique ne m'a guère convaincu.

— AÏE !
— Je vous avais dit de prêter attention aux pierres récalcitrantes... Ricane-t'elle.
— MAIS ENFIN QU'ELLE IDÉE DE CONSTRUIRE UN TUNNEL AUSSI PETIT !
— Pour votre culture, sachez que creuser la roche mère est très difficile, et qu'en bord de rivière, mieux vaut ne pas creuser n'importe comment ! Plus bas, nous risquions de noyer le tunnel, comme ce fût le cas avec les travaux du premier tunnel, parallèle à celui-ci, sur notre droite, soit plus vers la Moulin. Plus haut, nous rencontrions beaucoup de racines et avons été soumis à plusieurs éboulements. Nous avons préféré la sécurité au confort, surtout s'agissant de cette courte distance.
— C'est facile pour vous ! Vous devez faire ma taille quand j'avais dix ou douze ans !
— C'est la modestie ! On ne peut pas être grande dans tous les domaines !
— Vous avez toujours réponse à tout comme ça Pénitente ?
— L'expérience mon petit... l'expérience !

Kiuma parle toujours avec un large sourire, j'apprécie particulièrement ce trait de caractère. On sent en elle une sagesse et une bienveillance profondément ancrées. Enfin se dessine l'ombre d'une porte ! Je n'ai jamais autant regretté de dépasser le mètre soixante ! Promesse à moi-même, ne plus jamais, jamais, me plaindre de ma taille ! Le système d'ouverture est en tout point calqué sur celui de la première porte. Kiuma bascule la poutre de position horizontale en position verticale, qui lui sert alors de levier pour glisser la porte dans l'embrasure de pierre, la bloque avec les barres à coulisses en haut et en bas, et sécurise ainsi notre passage. Elle éteint la mèche et range la lampe dans une petite niche prévue à cet effet, m'intime de sortir, déverrouille les coulisses et laisse la porte se refermer derrière nous. La pièce où nous sommes est sombre, et je devine à l'odeur que nous devons nous trouver dans la garde-manger du couvent. Le faible faisceau de lumière qui nous parvient me permet de confirmer mon hypothèse, moyennant un mince temps d'adaptation de mes yeux à la pénombre. De grandes armoires pleines de vivres du sol au plafond, et quelques jarres de terre cuite remplissent la pièce exiguë, qui donne à cette réserve très modeste pour plusieurs dizaines de religieuses, la fausse impression d'opulence de nourriture. La pénitente place devant l'entrée du passage un escabeau servant à se saisir des victuailles les plus en hauteur, et m'engage à franchir le seuil de la pièce en tenant le silence. Je lève le loquet de la porte avec une certaine angoisse, mais une angoisse de quoi ? Le stress de découvrir un endroit inconnu peut-être ? Ce n'est pas comme si je risquais de tomber nez à nez avec un soldat. L'humble cuisine fait état d'un ordre rigoureux, rien ne dépasse, chaque chose à sa place et lieux maintenus très propres. Tous les murs sont de moellons différemment colorés, jointés d'une chaux au sable rosé. Ce sable n'est pas courant. Il s'obtient par la décomposition de coquillages aux coquilles nacrées roses et rouges, spécifiques au Nord et à l'Est d'Olona, également présent à la Vallée Brumée. Posant de prime abord le panier près de l'évier de pierre, sans aucun doute originaire des carrières du sud d'Elferra, les plus proches et les moins chères. Nous nous dirigeons ensuite vers un long couloir, où il me faut quelques secondes pour apprivoiser la vision du jour, et ce qui me frappe pourtant en premier, c'est le silence, le VRAI silence. Aucune des religieuses croisées en chemin ne daigne juste m'adresser un regard en dépit du « bonjour » qui méchappe spontanément, et auquel Kiuma répond en me fustigeant d'une tape derrière la tête. Petite taille, mais grands bras ! Et belle réactivité qui fait un bel affront à ses peut-être soixante années. Il ne nous faut pas plus de cinq minutes pour atteindre un immense réfectoire, à peine meublé pour sa taille, menant ensuite à un jardinet intérieur. Modeste, carré et garni de couleurs aussi variées que de parfums floraux, je découvre là, de dos, juchée sur un banc, cette silhouette familière tant aimée ! Transporté, je cours à sa rencontre et m'effondre à ses pieds pour mieux enserrer sa taille et pleurer de soulagement sur ses cuisses. Toute aussi émue que moi, elle me repousse d'abord et se laisse tomber sur les genoux pour m'embrasser avec tendresse... Mon Eldicha ! 

Les Sphères d'Ebesse                               Tome 1 - Épées forgéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant