Chapitre 4 : Déferlante

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Cleynénia

Je suis alitée lorsque je reviens à moi. Un coup d'oeil fugace vers la fenêtre de ma chambre m'indique que la nuit est tombée sur Ilyéon. En toute logique, j'en déduis que je suis restée inconsciente durant plusieurs heures. 

- Bonsoir Mme. HEDA, je suis M. HUFEZ, médecin d'Olona. J'étais sur le retour du couvent de Keiff quand j'ai été appelé par votre belle-soeur. Comment vous sentez-vous ?

Un homme d'âge mur me faisait face, assit sur le bord de mon lit. Il me faut un temps pour comprendre que Mme. HEDA, c'est moi, et sonder mon état à la façon d'un inventaire rondement mené. Mon corps me paraît extraordinairement lourd, enfoncé dans mon matelas de paille et lové dans ma couette de plumes. Hormis cela j'éprouve un sentiment de bien-être, d'apaisement et de repos.

- Je me sens bien merci Monsieur...
- Monsieur HUFEZ Madame HEDA ! Répondit l'homme souriant avec bienveillance. Il est normal que vous soyez quelque peu désorientée après votre perte de conscience. Si j'en juge par les récents événements dont m'a fait part votre belle-mère, vous avez eu un choc émotionnel important que votre corps n'a pas su encaisser. C'est plutôt banal pour une femme. Vous êtes plus fragiles, émotionnellement et physiquement parlant. Je vous recommande du repos, au moins jusqu'à demain midi, et un bon repas ce soir.

Aucun mot positif ou agréable n'aurait pu sortir de ma bouche, de fait aucun n'en sortit. J'acquiesçais d'un léger mouvement de tête, puis il fût remercié par Lienne et Eldicha qui l'accompagnèrent à la porte. Quel individu présomptueux ! « Il est banal que les femmes soient faibles ». Que ne faut-il pas entendre ! J'aurais du lui détailler ma façon de penser ! Si seulement l'avis des femmes comptait dans ce royaume ! Pour tout mépris le silence reste cependant une carte dont je ne passerai pas d'user quand je la penserai nécessaire.
En dépit du confort que m'apporte mon lit, et motivée par les gargouillements de mon estomac, je quitte mes draps chauds pour me rendre dans la cuisine, d'où émane une délicieuse odeur de poisson et de thym.

- Qu'est-ce-que je te disais Lienne, par l'odeur alléchée ! Commenta Eldicha en riant de bon cœur, ainsi qu'à son habitude.
- Ma foi je préfère la savoir comme ça plutôt qu'avoir un oisillon à table ! Ponctua Lienne en un tendre sourire que je lui retourne.

Nous nous attablons et mangeons. Ce déjeuner me fait beaucoup de bien. J'ai la sensation d'avoir jeûné des jours durant ! J'hésite tout le long du repas à poser LA question.C'est lorsque je me résous à la poser que Lienne m'interromps :

- Je suis désolée ma fille, mais nous n'avons aucune nouvelle...
Ton père est passé peu après ton malaise pour déposer ta malle de vêtements. Je l'ai laissée dans ma chambre pour ne pas te déranger. Le médecin a suffisamment insisté sur ton besoin de repos.
- Ma mère n'est pas venue ?
- Je crains que ta mère ne soit quelque peu rongée par la rancune. Je te conseille d'attendre, le temps fera son œuvre. Eux non plus n'ont aucune information sur mes garçons.

Je m'alimente sans réelle sensation de faim. Les nouvelles ne sont pas aussi bonnes que je l'espérais et relèguent mon appétit au second ordre.

- Je sais à quel point vos esprits sont tourmentés mes filles, mais en l'absence de nos hommes, nous avons du pain sur la planche ! Si nous voulons que les récoltes soient fructueuses, il nous faut récolter et planter sans attendre ! Eldicha, tu iras changer le paillage des volailles, les abreuver et nourrir. Quand tu auras récupéré les œufs du jour, tu les porteras au magasin des VAÖR, puis tu nous rejoindras au champ. Cley, tu vas m'accompagner. Je vais seller la jument pour tirer la charrette au sud du champ. Tu commenceras à récolter les choux et les premiers brocolis. Une fois fait, nous planterons dans les sillons des choux nos semis de navets et de carottes. Nous en profiterons aussi pour planter des patates, Plore m'avait commandé d'en faire en quantité cette année. Il semble que les récoltes hivernales aient été difficiles au nord. J'espère que nous pourrons en vendre suffisamment pour faire quelques économies et peut-être employer un ouvrier pour nous aider aux champs.

Lienne paraît sans failles et d'un étonnant pragmatisme. Pour autant, envisager vivre les mois à venir sans mon mari a plus pour effet de me désintéresser de tout qu'autre chose. Toutefois, je sais qu'elle a raison et que nous devons nous préparer à l'absence de retour de nos hommes, ou à défaut, un retour tardif. Dans les deux cas, les mois à venir seront longs et synonymes de dur labeur.

Voilà maintenant quatre jours que leur absence rempli la maison familiale, et toujours aucune nouvelle...Comme chaque journée, celle-ci est passée à une vitesse folle ! Une fois notre travail et nos corvées terminées, le confort de nos couches est agréablement apprécié. Mes pensées s'égarent et je m'interroge sur Téphe. Est-il seulement vivant ? Si oui le reverrai-je un jour ? Et quand ? Où est-il en ce moment ? Tant de questions auxquelles n'apporter aucune réponse. Je suis une jeune mariée, et me sens cependant telle une veuve dans l'apprentissage d'une vie de femme au cœur solitaire. Si l'on en croit les rumeurs qui commencent à circuler au village, d'autres communautés ont vu leurs populations de jeunes hommes disparaître du jour au lendemain, sans explications, et que la colère monte et se propage partout en Olonkey. Heureusement à Ilyéon seuls nos hommes et Fradaë sont à déplorer des effectifs de notre village. Peut-être Ttocs nous aura-t-ils épargnés ?

C'est au moment où cette pensée m'effleure que des cris sourds mettent mes sens en alerte, puis plus un bruit ne se fait entendre. Alors que je me persuade que la fatigue accumulée ces derniers jours me fait halluciner, je perçois de nouveaux cris qui semblent se rapprocher. D'abord poussée par la curiosité, je pousse du bout des doigts mon mince rideaux pour regarder au dehors. A l'extérieur un reflet roux serpente chaque brin d'herbe en vacillant telle une branche malmenée par le vent. Mon sang bout à tout rompre dans mes veines, et les cheveux de ma nuque se redresse d'un frisson primaire qui m'avise d'un danger évident, le feu.
J'enfile à la va-vite ma robe marron et dépose un châle sur mes épaules rafraîchies par le contraste de température entre mes draps et la pièce. Sur le palier je croise Eldicha affolée et muette qui s'agrippe à mon bras, et avant que nous n'échangions le moindre mot, Lienne vient à notre rencontre :

- Nous sommes attaqués ! Prenez quelques provisions, un couteau chacune et fuyions !

Ma belle-mère venait de perdre son flegme légendaire, et à raison...Dans le village, je n'ai pas pu compter les maisons dévorées par des flammes aussi hautes que des arbres. Des flammes plus rouges qu'oranges, des flammes infernales. La chaleur est écrasante et accentue les craintes qui crispent jusqu'au plus insoupçonné de mes muscles. Les gens hurlent, les gens pleurent. Certains tentent vainement d'éteindre les feux, d'autres courent la peau rôtie, et d'autres encore essayent de résister à l'ennemi. Les fumées sont de plus en plus importantes et épaisses. Je tousse mes poumons et mes yeux me brûlent. En l'espace de quelques secondes, j'ai la sensation d'être au cœur d'un champ de bataille livré contre les démons de l'ancien monde. Eldicha me prend la main, elle-même guidée par Lienne, et m'entraîne au milieu des brasiers tantôt matériels, tantôt animaux ou humains. L'odeur est terrible et mêle charbon, paille et poils calcinés. Le tout est absolument écœurant. Nous ne faisons pas cent mètres que je m'écroule pour vomir tout ce que mon estomac est capable de contenir en seulement deux spasmes tonitruants. Quand j'ouvre mes yeux larmoyants, c'est pour constater que j'ai vomi à proximité d'un cheval de trait trépassé incandescent. Si je n'avais pas vidé mon estomac, je l'aurais probablement évacué séance tenante. Je me relève instinctivement, poussé par cet irrépressible envie de survivre. J'appelle Lienne et Eldicha que j'ai perdu de vue, mais ma voix, brisée par les fumées qui envahissent mes poumons, et couverte par les cris désespérés de mes concitoyens, ne m'est d'aucun secours. Je décide bêtement de courir, courir droit devant, main portée au visage pour préserver comme je le peux mes voies respiratoires de l'enfer que je dois traverser. Le chemin est semé d'embûches, mais plutôt devrais-je dire semé de corps inertes. Je trébuche sur l'un d'entre eux, adossée à la roue d'une charrette. Il s'agit de l'épouse du magasinier. Elle tend un bras ensanglanté vers moi qui suis couchée à terre, la tête endolorie par le sol de terre battue qu'elle vient de heurter dans ma chute. La seconde suivante, un galop de cheval monté ponctue la scène avec le son d'une lame qui entaille le visage de la femme, et projette sur le mien des gouttelettes rouges et chaudes. Sa face se scinde en deux parties inégales, et la peur m'assaille. Mon corps tremble, mes membres me font mal, mes organes me brûlent toujours plus et mes sens ne me sont d'aucune utilité. J'en viens à me dire que je vais sûrement mourir ici, et malgré tout, l'envie de vivre, à moins que ce ne soit la peur de mourir, me dresse sur mes genoux, et me force à ramper. Je me trouve à présent sur le flanc d'une maison de bourg. Je pense être à l'entrée de celui-ci. Je cherche une idée, n'importe laquelle, un endroit où je puisse me réfugier...L'étang ! Mieux ! La grotte de l'étang ! Rares sont ceux qui savent comment y accéder, ce serait la cachette parfaite ! Je prends une profonde respiration, et tousse aussi profondément l'instant d'après, puis m'élance dans la direction que je pense être celle de l'étang. Je croise en chemin d'autres corps, entends d'autres cris, d'autres galops de chevaux, d'autres lames, des maisons qui s'écroulent et des bourreaux qui ne se donnent pas la peine de masquer leur plaisir macabre. Je ne sais pas comment j'y suis arrivée, et encore moins combien de temps s'est écoulé pour ma traversée, mais ça y est, j'y suis...L'étang est calme, bien que des bribes de fumées chaudes et colorées m'aient suivies jusqu'ici. Je me jette à l'eau sans attendre, et emprunte l'étroit passage sous la roche qui me permet d'accéder à la grotte secrète. L'espace est restreint, mais invisible depuis dehors. On ne l'entraperçoit que depuis le sommet du rocher, que les plus téméraires peinent à gravir. Même d'ici, j'entends les cris de terreur, de rage et de souffrance de mon peuple. Je pleure, j'ai presque honte d'être en vie, à l'abri. Seule, sans nourriture, mais en vie, armée d'un modeste couteau.

Les Sphères d'Ebesse                               Tome 1 - Épées forgéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant