Chapitre 7 : L'interview de la séduction (époque : 2021)

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- Mes cinq ans, mon anniversaire. C'est la dernière image que j'ai de mon père.

Le Dr Jonathan Stevens ferme profondément les yeux, et se rend capable de retourner au moment précis où son souffle frappe la faible luminosité des bougies, et en un éclair, grave la photographie de ses parents enlacés. Un éclair de bonheur, rien qu'un instant de joie, comme enterré dans un endroit de sa mémoire réservé à l'enfance. Un instant et puis plus rien, le noir dans lequel sa famille s'est retrouvée à la suite de ce souffle semble ne jamais s'être arrêté pour lui. « Unenfant sans parents » se dit-il. Du sang, des coups, des images... son père était un homme étrange.

- Si j'avais su.

Il bouge les lèvres, mais ses cordes vocales ne répondent plus. Il tourne la tête pour chercher un point de repère, afin de ne pas décoller de la réalité. Ses yeux tremblent, il voit flou et ne réagit pas. La femme est surprise, quasi apeurée par l'inaction de son interlocuteur paralysé, hors du monde.

Derrière ses paupières, il revit tout. Ses cinq ans, son père parti, le seul salaire de la maison... Sa mère seule avec sa sœur et lui, les déménagements incessants, la panique des emprunts... puis la maladie, la dépression qui masque la schizophrénie, ou peut-être l'inverse, qui sait par quoi cela a commencé. Il revoit le visage de sa sœur ainée le jour où elle annonça stopper ses études, elle n'avait que quinze ans... et ce soir, la pénombre d'une nuit dont elle n'est jamais revenue.

- Je suis là ! dit-elle l'air inquiet et intrigué. Vous allez bien ? Que se passe-t-il ?

- Non rien, je vais bien. Il faut me tutoyer.

Il boit un coup, allume une cigarette, et se ressaisit, tandis qu'elle le fixe sans broncher. Il est nerveux, comme toujours. Les yeux creusés, les mains tremblantes, comme toujours. Il observe les alentours. Ils sont à la brasserie de la Grande Place Saint Paul, tout juste ouverte après une année de pandémie mondiale. Les ruelles qui entourent la place donnent l'impression que celle-ci est assiégée. Le siège regroupe quatre bars, dont il est difficile de saisir les réelles différences.

Cela est hors propos, certes, pour une interview, mais l'homme espère secrètement que la professionnelle le trouve séduisant. Il faut dire qu'il y a longtemps qu'il n'avait pas pris soin de son physique. Cela fait longtemps aussi qu'il n'avait pas eu un rendez-vous, en dehors de ses affaires habituelles, bien sûr, mais pouvons-nous qualifier les scènes de crime de rendez-vous ?

- Tu m'as fait peur, tu tremblais de la tête aux pieds et tu ne répondais pas, dicte-t-elle d'un sourire brûlant de désir.

- Ça m'arrive, amor fati.

Visiblement la journaliste ne cherche pas à masquer son attirance, ou bien est-ce simplement ce qu'un homme en manque relationnel aime se narrer. Il a l'impressionde la connaître, une sensation habituelle qui le traverse régulièrement.

Elle a vingt-cinq ans. La peau mate et les yeux bleus, les cheveux châtain clair, ses vêtements sont assortis à la couleur des lumières du bar. Une robe courte bleutée et... aucune obsession apparente... à la différence de l'homme qui la courtise.

- Tu sais, je ne parle pas de ceci en principe. Disons que je fais une exception. 

- Même pas à d'autres journalistes parfois, aux collègues ou à des amis ?

- Non.

- Même pas à tes conquêtes ? Elle se coince la langue entre les dents et revêt un sourire provocateur volontaire

- Non, même pas.

- Tu n'as peut-être pas eu de femme depuis... ?

Ne sachant pas que les apparences et les préjugés sont loin d'inspirer le grand et maigre J. Stevens, la jeune femme pense faire preuve de subtilité, dans un monde de conventions qui échappe en tout point à l'homme froid qui lui fait face. Il se balance sur la chaise en demandant au serveur un second verre. 

Dr J. Stevens FACE au NEANT [WATTYS21, 2 Watt'Cheers... -Edité-] (Partie 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant