Chapitre 35 : L'imposture (époque : 2021)

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Dans le véhicule qui l'emmène à la prison, le clinicien enchaine les cigarettes. A chaque inspiration de tabac, une toux grasse s'ensuit. Il semble vider ses poumons encrassés.

Il est perdu, il repense à sa conversation avec le Commissaire.

« Dr Stevens, j'ai de nouvelles informations concernant le Lady Killer. La laboratoire a émis un avis sans réserve... »

« Selon les services de criminalistique, médicolégaux et toxicologique Jim Sullivan, alias Robert T. Cowell, ou Lady Killer, enfin comme vous voulez, les traces génétiques de ce forcené ne correspondent pas avec celle du Couturier ici. »

« Comment est-ce possible ? »

Puis il s'endort d'épuisement face à l'angoisse qui guette, première amie de toujours, la cigarette à la main, deuxième amie de soutien. Ses rêves ne sont que chimères cauchemardesques. Quand la voiture se stoppe et que le chauffeur le réveille, le grand homme maigre sursaute. Il vomit de la bile et constate que sa veste à des trous de brûlures de cigarette. Il s'excuse auprès du chauffeur, en lui donnant un pourboire élevé.

La maison d'arrêt est en réalité incluse dans une maison de peine. D'extérieur, cette prison est l'archétype des établissements privant la liberté : ambiance froide, aucun son, murs surélevés, grillage barbelé, le paradis du panoptique de Bentham.

A l'intérieur, le clinicien passe les sas de sécurité. Il laisse ainsi à l'entrée sa carte d'identité, son téléphone, ses clés, sa ceinture et ses cigarettes. Il est accueilli par une conseillère d'insertion et de probation qui l'informe de l'indisponibilité des magistrats et experts pour la journée. Étonnée par l'allure du psychologue, la professionnelle pense certainement que celui-ci va rebrousser chemin et en profiter pour se reposer.

Elle est donc surprise quand l'individu sort un calepin de sa poche et demande où il doit se rendre pour effectuer son travail. La femme est expérimentée. Elle a les traits tirés, le visage fermé, les cheveux courts. Elle ressemble davantage à un soldat traumatisé par le front de la guerre qu'à un agent des services correctionnels.

Dans un box gris de cinq mètre carrés, le Dr Jonathan Stevens se tient derrière une table. Hormis cette table et les deux chaises fixées au sol, la pièce est totalement vide. Jack Sallow, tenu par un surveillant pénitentiaire, entre à son tour dans la pièce. Il est menotté aux pieds et aux mains. Les deux hommes se saluent. Le psycho-criminologue n'adopte pas la même attitude face au meurtrier. J. Stevens est distant, donnant l'impression que la communication n'est plus la même entre les deux hommes. Le psychologue ne ressent aucune perturbation, à la différence de sa précédente intervention auprès de ce même criminel.

Cette fois-ci, il ne répond pas aux questions, il les pose. Il exécute les divers tests psychométriques et cliniques au prévenu, dont les MCMI et PCL-r. Il ne ressent toujours rien de particulier, aucune perturbation du néant ni proximité sensorielle. De plus, rien ne ressemble à la personne qu'il a côtoyée il y a si peu de temps.

« Comment cela se fait-il ? »

Les tests terminés, le clinicien questionne J. Sallow à l'aide d'une grille propre d'interrogations semi-directives, destinée à l'aider dans ses profils ultérieurs et répondre aux questions de sa mission d'expert.

J. Sallow regarde ses mains nerveuses qui tapent sur la table.

- Docteur, on ne va pas me faire de mal, n'est-ce pas ? Vous allez tout arranger comme c'était convenu ? interroge, pour la première fois, le prévenu.

- Comme c'était convenu ?

Le Dr J. Stevens ne comprend pas, il ne le masque pas, surpris par l'attitude du mis en examen. Le psycho-criminologue se concentre en fixant l'homme... rien ne s'active. L'individu en face de l'expert n'aurait donc aucune trace traumatique ? aucune adversité subies durant l'enfance ? où sont passées les intrusions ? Les traumatismes sont des fissures enkystées dans l'esprit, des informations dysfonctionnement stockées dans des réseaux de mémoire inadaptés. De telles fissures ne disparaissent pas en une journée. En principe, le tueur est la première des victimes de sa série.

C'était évident. Il le considère sans craintes, ce qu'il peinait à comprendre. Aucune intrusion ne s'installe, le néant ne s'active pas... il ne communique pas avec Jack Sallow.

« C'est évident... »

« Ce n'est pas le bon homme. »

- Vous n'êtes pas Jack Sallow n'est-ce pas ?

- Bien sûr que non ! répond tout aussi surpris l'homme dans le box. Je pensais que vous le saviez ! Il lui montre son tatouage situé derrière l'oreille droite, une croix déformée. Vous êtes bien le Docteur ? Le Dr Jonathan Stevens ?

« Docteur ! » hurle la voix de Jack Sallow en lui.

C'est confirmé, ce n'est pas l'homme en face de lui.

« Oublié, abandonné ! »

Il quitte en alerte le box, le bâtiment, la maison d'arrêt, en fuyant toute discussion. Il est désorienté, il a rarement ressenti tant de confusion, de perturbation. Il s'élance dans le taxi, vomit et fume. Il n'entend pas les commentaires du chauffeur, perdu dans un océan de ruminations. Cette croix déformée, comme celle d'Amérique, le père de Jack Sallow, frappe sa mémoire d'une puissante sonorité, une sonorité insécure, une sonorité de mort.

« On ne se défait pas ainsi de l'abîme quand on a regardé ses profondeurs » se commente J. Stevens. Il ne sait pas à qui se confier : le commissaire, le procureur, les services spéciaux ? Il ne s'agit pas d'une erreur, mais d'un échange. De plus, les réactions de l'homme arrêté indiquent qu'il en est membre.

Un appel. M. Tabram partage son enthousiasme en lui expliquant que l'affaire du « Couturier » est passée à la télévision et qu'une publicité inattendue entoure désormais le célèbre Dr Jonathan Stevens, en plus de celle du Mad Bomber. Aucun doute ne subsiste désormais sur les qualités du psycho-criminologue, seul à communiquer avec les plus grands criminels en activité.

- On vous demande en urgence à Londres pour une affaire de crimes sexuels en série. Vous avez été recommandé par...

- Oui je suis déjà au courant Martha.

- Déjà au courant ? Mais comment se fait-il ? Je viens seulement de recevoir...

- Il semblerait que je sois beaucoup recommandé ces temps-ci...

Loin d'être ravi, il répond qu'il préfère se passer d'une telle ferveur. Dans la voiture qui file vers son appartement, le clinicien repense évidemment à la frayeur qu'il a ressentie durant l'intervention, totalement éloignée de l'imposture dans la maison d'arrêt. Il revoit les démons de Jack Sallow et ne peut s'empêcher de les érotiser.

Le sadisme n'est jamais loin.

De cigarette en cigarette, il tente de calmer ses questionnements autant que ses désirs. Il doit réfléchir, élaborer une stratégie et réagir. Il enverra un compte rendu depuis Londres une fois les réflexions mises au point.

Au moment de sortir de la voiture, le chauffeur l'appelle à gorge déployée.

- Docteur, docteur !

- Oui, aucune inquiétude. Je paierai pour le nettoyage.

- Non, Docteur, vous oubliez juste la marionnette.

- La marionnette ?

- Oui, un homme a dit qu'elle était pour vous.

Il ne faut que quelques secondes à Jonathan Stevens pour reconnaître le pantin... Bill-Andy de Jack Sallow.


Aparté XIV : Le plaisir et au-delà, l'homme-machine

F.G., Psychologue, Chercheur à l'Inrs. Parti mouvement anti-libéralisme américain.

(80e ère de la famille d'Eli).

Dr J. Stevens FACE au NEANT [WATTYS21, 2 Watt'Cheers... -Edité-] (Partie 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant