Chapitre 3 | Ava

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Chez Ava
Mercredi 6 septembre
16 : 15

Je dois aller chercher au centre cet être que je dois appeler mon fils, alors que je ne le vois que comme le résultat d'un traumatisme profond. Il est tous les jours là pour me rappeler ce que j'ai vécu, ses yeux noisette sont en fait deux écrans impitoyables qui me renvoient constamment les images de mon agression.

Drew n'est pas un enfant compliqué, loin de là. Il est adorable. Mon rôle déplorable de mère l'a sûrement forcé à faire preuve d'une maturité plus avancée que celle des enfants de son âge. À trois ans, même s'il ne sait pas correctement prononcer les R et les J, il comprend bien plus que ce qu'il devrait comprendre. Je me hais de le haïr à ce point. Ce petit être n'a jamais rien demandé mais le simple mot "maman" me révulse. Je ne supporte pas d'être dans la même pièce que lui. C'est d'ailleurs pour cela qu'il est au centre alors que je n'ai pas cours. C'est ma grand-mère qui s'en occupe, moi je ne peux pas. Le mercredi est le seul jour de la semaine où elle peut se détendre et aller faire ses réunions Tupperware avec ses amis, car j'ai décidé de faire l'effort d'aller le chercher et de passer une heure avec lui le temps qu'elle revienne.

Ce qui me chagrine le plus, c'est que je sais pertinemment que la présence des parents et l'éducation jouent un rôle plus que primordial dans la vie de l'enfant. Ma mère est une femme horrible qui n'a pas su m'aimer. Ça a sans nul doute participé à ce que je suis devenue aujourd'hui. Qu'adviendra-t-il de Drew, cet innocent qui vit avec une mère qui ne l'aime pas ? Je soupire et me lève de mon lit, enfile un pull et un jean ainsi que des baskets puis je me rends à l'école maternelle. Elle se trouve à trois minutes à pied de notre appartement. En cette fin d'été, le temps est agréable : la chaleur est retombée et une douce brise rejette mes longs cheveux noirs en arrière. Il fut un temps où ils étaient beaux. Leurs boucles étaient bien définies, ils respiraient la vitalité. Maintenant, ce n'est qu'un nid d'oiseaux malmené.

J'arrive pile au moment où la sonnerie stridente retentit. Une horde d'enfants sort sous le préau pour se jeter dans les bras de leurs parents. Drew sait qu'il ne pourra jamais faire ça avec moi. J'ai honte de le dire mais la seule fois où il a tenté de me faire un câlin, je l'ai poussé si fort qu'il est tombé à terre en pleurant. Je ne pense pas que ses larmes étaient dues à sa chute mais plutôt à mon rejet. Si ma grand-mère ne lui donnait pas autant d'amour, je l'aurais fait adopter. Je ne supporte pas d'être la cause de sa souffrance, mais en même temps, je ne peux pas l'aimer correctement.

  « Bonjou', me salue-t-il, tête baissée.
— Salut. On y va ? fais-je impatiente de rentrer.
— Euh... Ye voulais... Est-ce que ye peux youer au pa'c avec Inès ? demande-t-il peu sûr de lui, limite effrayé.
— Qui est Inès ?
— Ma copine. Elle est nouvelle. S'il te plaît maman ? »

Maman ? Ça fait des lustres qu'il n'a pas osé m'appeler comme ça. Avant que je ne réponde, une voix m'interpelle :

« Ava ? »

Je me retourne. Mon professeur de philosophie. Qu'est-ce qu'il fait là ? Il ne porte pas sa chemise formelle de l'autre jour mais un sweat à capuche avec un jean et des baskets. Étonnant. Il fait beaucoup plus jeune mais il faut dire que pour un prof, il est jeune. Ses yeux gris me transpercent comme la première fois. C'est tellement étrange. Comme s'il y avait des vibrations autour de nous. Comme si l'air s'était soudainement chargé en électricité. Ça m'énerve.

« Oui ?
— Drew est votre fils ?
— Oui.
— Ma fille, Inès, voudrait jouer un moment au parc avec celui qui me semble être son nouveau meilleur ami. Vous êtes d'accord ?
— Maman dit oui, s'il te plaît ! me supplie Drew.
— Oui s'il vous plaît madame-la-maman-de-Drew. On sera sages, promis ! renchérit la petite fille qui se tient aux côtés de monsieur Philo.
— Hum... D'accord. Mais pas longtemps. »

Je me vois dans l'obligation d'accepter face à ces trois paires d'yeux qui semblent me supplier. Les deux enfants poussent des cris de joie et courent vers le parc qui se trouve juste à côté de l'école. Inès est vraiment belle. Elle a de longs cheveux bruns et bouclés et les mêmes yeux gris verts que son père. M Philo me fixe. Ça me met mal à l'aise, je prends soudainement conscience que je suis maintenant seule avec lui. La foule s'est dispersée sans que je ne m'en rende compte, ça n'a rien de rassurant.

« On va s'asseoir sur un banc ? demande-t-il.
— Je vous suis. »

Le banc en l'occurrence se trouve à trois mètres de nous, juste en face du parc où nos deux enfants s'amusent comme des fous. Je reste de marbre face aux cris de joie de Drew.

« Ça vous dérange si je fume ?
— Non. »

Pourquoi est-ce qu'il me parle ? On pourrait se contenter de rester assis en regardant dans le vide avant de se séparer et de prétendre qu'on ne s'est jamais vus et que nos enfants ne sont pas amis. Sa présence me dérange, d'autant plus qu'il ne s'arrête pas de me regarder. Je vais lui crever ses beaux yeux. Attendez, qu'est-ce que je viens de dire ?

« Vous êtes bizarre, dit-il en sortant une cigarette de sa poche.
— Pardon ? »

Je lui lance un regard noir. Pour qui se prend-t-il ? Moi, bizarre ? De quel droit se permet-il de me juger sans me connaître ?

« Ne vous énervez pas. Ce n'est pas une critique. Juste une... Constatation.  »

Je vous les ferais bien bouffer, vos constatations. J'aimerais bien dire ça à voix haute, mais je tiens à mon année scolaire.

« Et d'où vous vient cette constatation ?
— Vous regardez les gens comme si vous aviez envie de les tuer. Vous ne souriez jamais, vous avez tout le temps l'air en colère mais en même temps vous ne dégagez pas grand-chose de mauvais.
— Si vous le dites. »

J'ai envie de l'étrangler. Qu'il aille jouer au mentaliste ailleurs.

« Pas la peine de vous énerver, je cherche juste à discuter.
— Je n'ai pas envie de discuter avec vous. »

Mon poing dans sa figure ! Il tourne la tête et regarde devant lui en fumant, l'air énervé. Qu'est-ce qui le met en colère au juste ? C'est moi qui dois être fâchée ! Je le déteste. Il jette sa cigarette consumée par terre et l'écrase avec son pied, puis il s'affaisse sur le banc et croise les bras. Ses jambes ouvertes prennent toute la place. Je remarque que nous avons la même position. De loin, on a sûrement l'air de deux aigris.

«  Est-ce que je peux te tutoyer ?
— Non.  »

Il le fait exprès ou quoi ? La limite entre les gens et moi, c'est ce qui me protège, me rassure. Cette barrière que cet homme cherche à franchir me semble défaillante, mais je compte tenir bon. Pourquoi veut-il me tutoyer ? Je n'ai aucunement l'intention de me fier à lui. À aucun homme d'ailleurs. Jamais. Je me lève soudainement et appelle Drew. Cette comédie a assez duré, il est temps de rentrer.

« À vendredi, Ava. »

Je déteste qu'il prononce mon prénom. Et qu'il me tutoie. Je lui ai bien fait comprendre que je ne voulais pas qu'il s'intéresse à moi, pourquoi s'obstiner ? Ma froideur chasse les gens sans difficulté d'habitude. Mais lui...

« Au revoir, monsieur. »

Je prends Drew par la main et tourne les talons. Je fuis.

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