Prologue

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Les yeux rivés sur le tableau vivant que me laissait percevoir la fenêtre qui se trouvait devant moi, contemplant la pluie fine qui s'abattait sur le dehors, il me revint soudain le souvenir des instants où je pouvais encore innocemment vagabonder dans ce jardin fleuri où régnait une multitude de parfums merveilleux.

Le ciel était gris aujourd'hui. Ce gris lumineux des froides journées d'hiver, celui qui tire, à vrai dire, plus sur le blanc que sur la grisaille habituelle. Les arbres nus du jardin semblaient frissonner sous le crachin qui recouvrait l'horizon. L'eau ruisselait sur les toitures des petites maisons de pierres. Le temps semblait suspendu, comme à l'affût du premier rayon de soleil. Ce jardin endormit qu'Elina contemplait n'était autre que le jardin de la maison familiale où elle avait grandi. Il semblait infini, s'étendant à perte de vue, se noyant dans la forêt qui le bordait. Arbres fruitiers, fleurs, plantes aromatiques et médicinales, arbustes en tous genres, ce jardin était à lui seul un condensé de la biodiversité environnante, riche et abondant. Plus jeune, je me souvins l'avoir parcouru, de long en large, en travers, sans jamais m'en lasser. C'était un terrain de jeu exceptionnel. Les couleurs et les parfums explosaient au printemps. Tout le jardin semblait alors rempli de vie et appelait au voyage des sens. L'été, les arbres offraient de grands espaces ombragés où j'adorais me cacher. A l'automne, les feuilles recouvraient l'horizon d'un épais manteau jaune-orangé. Les champignons naissaient ici et là, à ma plus grande joie. Je m'empressais, qu'il vente ou qu'il pleuve, d'aller les ramasser. L'hiver, le jardin s'endormait pour mieux se régénérer aux premières lueurs du printemps.

D'un revers de la main, Elina dégagea son visage d'une longue mèche de cheveux qui lui tombait dans les yeux. Son épaisse chevelure, indomptée et flamboyante, soulignait les traits fins de son visage, accentuant par la même occasion son regard d'un vert profond. Assise sur le rebord de la fenêtre, encore toute somnolente, elle se demanda soudain quelle heure il pouvait être. Comme pour répondre à sa question, le clocher du village, qui se trouvait un peu plus bas dans la vallée, sonna huit heures. Les huit coups de cloche recouvrirent l'atmosphère, comme pour donner au paysage un peu plus de poids, et ramenèrent soudain Elina sur terre, l'ôtant à sa rêverie, l'arrachant de son jardin. Sa longue tunique de soie bleue, qui dessinait les courbes de son corps, suivit le mouvement de ses hanches pour glisser lentement le long de ses jambes. Elina se leva dans un mouvement délicat, sa main et ses longs doigts s'appuyant sur le rebord de la fenêtre. Ses lourdes boucles rousses retombèrent sur ses épaules, glissant doucement dans son dos. Elle avait le teint pâle. Ses taches de rousseurs contrastaient sur son teint de porcelaine. Ses grands yeux émeraude portaient sur le monde un regard charmeur et curieux. Fascinante ? Elle l'était. C'était la grâce incarnée, délicate et fragile, réservée et silencieuse. Elle était dotée d'une beauté rare qu'elle semblait ignorer. Etait ce parce qu'elle ignorait tout du monde extérieur ? Sans nul doute.

Mais par dessus tout, Elina possédait ce détail qui la rendait si singulière. Entre ses deux yeux, brillait une étrange pierre incrustée sur son front. Elle la portait en elle depuis sa naissance. Ce n'était pas un bijou ordinaire. Ce n'était pas un bijou d'ailleurs. Et même si elle avait voulu l'ôter, elle ne l'aurait pu. A sa naissance, la pierre ne faisait qu'un avec elle. Sa peau était ainsi, comme un entrelacement étrange de chair et de roche. Ce n'était ni douloureux, ni inconfortable semblait il. Cependant, cette particularité avait suscité la curiosité et l'inquiétude des quelques personnes qui, lors de sa naissance, l'avaient aperçue. La nouvelle n'avait pas mis longtemps avant d'être relayée à travers tout le village et ses environs. Certains parlaient de la naissance d'un ange, alors que d'autres évoquaient l'arrivée d'un grand malheur avec la naissance de cette

« créature ». Rien de tel n'était encore jamais arrivé ici à Nürbergote.

J'ouvris la fenêtre. L'air frais pénétra alors dans la pièce. Le regard fixé sur l'horizon qui s'offrait à moi, remerciant la brise légère qui me caressait le visage, je ne remarquai pas l'éclat inhabituel qui habitait le ciel. La forêt de Nürbergote avait toujours suscité la crainte et la méfiance. Elle encerclait le village. Si nous avions pu nous élever un peu au-dessus de celui-ci, il nous aurait semblé qu'il eut été posé là, dans un cercle quasi parfait, ignorant la nature environnante. Dense et sombre, il est vrai qu'à première vue elle n'incitait guère à la promenade. Rares étaient ceux qui s'y étaient aventurés. Une route cahoteuse permettait néanmoins de rejoindre Jübzel, la capital du Kjil. Les marchands l'empruntaient pour leurs échanges commerciaux. On y croisait parfois quelques nomades ou encore des croyants en pèlerinage essayant de rejoindre Saint Kjil plus haut dans les montagnes. En ce premier lundi du mois, les marchands étaient attendus sur la place du marché. Les habitants de Nürbergote s'agglutinaient dans ces rues bondées où régnait une odeur de terre humide et de pain chaud. Les arbres environnants projetant leurs ombres majestueuses aux alentours, le village ne connaissait que très peu de moments ensoleillés. Pour autant, les habitants étaient connus pour leur bonne humeur et leur hospitalité. On oubliait presque que le soleil était un invité capricieux tant la chaleur de ces habitants étaient réconfortantes.

« Madame Aslonov ! » hurla de bon coeur un jeune homme, dont la moustache commençait tout juste à recouvrir sa lèvre supérieure.

- Dimitri, répondit-elle, tu viens faire des commissions pour ta mère ? Que tu es serviable et que tu as ...

Elle ne put terminer sa phrase. En quelques secondes, le néant. Le ciel semblait s'être effondré.

Le livre de KjilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant