Chapitre 5

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Quelques jours s'étaient écoulés depuis l'annonce de Jürgen Ovchinnikov. Pourtant, après la catastrophe qui s'était abattue sur nous, le temps semblait s'être arrêté. Les habitants du village avaient entrepris les travaux de reconstructions des bâtisses. Les hommes dégageaient les gravats et consolidaient les bâtiments, tandis que les femmes s'occupaient des foyers. Les familles endeuillées avaient enterré leurs défunts. Les pertes étaient considérables, et dans ce petit village où tous se côtoyaient, la souffrance se lisait sur chaque visage. La peine pesait dans les rues désertes de Nübergote. Les rubans noirs qui flottaient, accrochés au-dessus des habitations, appelaient au silence et au recueillement.

Au château les dégâts avaient été moindres, les murs épais l'ayant certainement protégé. Seule la fenêtre de ma chambre avait littéralement... explosé, alors que le jardin semblait ne pas avoir été touché. Tout ça semblait tellement irréel, pourtant la vue des tombes fraichement creusées me ramenait douloureusement à la réalité. Je sentis Maïa arriver derrière moi. Iékatérina n'avait émis aucune remarque lorsque nous avions quitté la place du marché et que j'avais gardé tout contre moi Maïa. Elle n'avait pas relâché son étreinte non plus.

En arrivant au château, je m'étais sentie affreusement honteuse. Premièrement, le contraste que me renvoyait la splendeur du château face à la désolation que nous venions de quitter me fit l'effet d'une gifle, rapide et brûlante. Dans un second temps, j'aperçus quelques domestiques, dont l'inquiétude froissait les traits. Ils courraient, presque désorientés, à travers le jardin et ses alentours, certainement à ma recherche. « Madame ! » hurla un homme au loin. Tous, à cet instant, se retournèrent vers nous. Nous apercevant, ils se figèrent. Le soulagement se lisait sur leurs visages. Une deuxième gifle s'abattit sur moi, de nouveau, rapide et brûlante. A aucun moment je n'avais pensé à eux. Je restais immobile, comme pétrifiée sur place. Incapable de reprendre ma respiration. Une boule se formait dans ma gorge. Y avait-il eu des victimes au château ? Je me détestais à cet instant. Je n'avais aucune excuse. J'étais devenue livide, la boule dans ma gorge était sur le point d'inonder ma bouche. Lorsque Iékatérina s'en aperçut, elle m'attrapa par le bras, tentant de soulager mon propre poids ainsi que Maïa, nous portant en avant. « On est arrivées Madame, encore un petit effort. On est arrivées. » Deux des domestiques accoururent dans notre direction. « Tout le monde va bien ? » demandais-je aussitôt, un sanglot dans la voix.

- Madame, laissez nous vous aider.

- Tout le monde va bien ? répétais-je sur un ton plus tranchant que je ne voulais.

- Oui madame, nous nous sommes réfugiés dans l'aile ouest lorsque... c'est arrivé. Nous étions en chemin pour venir vous chercher Madame. Seulement, lorsque nous sommes arrivés devant vos appartements... vous n'y étiez plus. Et la fenêtre de votre chambre... Nous sommes si soulagés de vous voir Madame. Nous pensions...

Sa voix chevrotante me fit frissonner. Je les avais... oubliés.

« Je suis tellement désolée... » Dans un sanglot qui m'échappait, je fondis en larmes, m'écroulant douloureusement au sol. Lorsque mes genoux touchèrent les pavés, une décharge électrique me traversa, parcourant ma colonne vertébrale. Katérine avait tenté d'amortir ma chute. Cependant, j'avais atteint mes limites, physiques et psychologiques. Le froid, l'effroi, le sang, les morts, la créature... Je me sentis faible, lâche, indigne... Le monstre, la bête, l'impure. J'avais le sentiment que le sol s'était soudain ouvert sous mes pieds, une brèche dans laquelle je m'enfonçais. Dans mon corps, une plaie sanglante et douloureuse. Quelque chose s'était réouvert. Ce n'était pas nouveau. Comme une vieille cicatrice.

Maïa attrapa ma robe, me lançant un regard rempli de malice. Elle portait une robe qu'Olga, une domestique de la maison, lui avait confectionnée. Le tissu soyeux et brillant renvoyait de légers reflets dorés sur sa peau légèrement hâlée. Ses grands yeux bleus brillaient, éclairés par les flammes dansantes sur les chandeliers accrochés aux murs.

Le livre de KjilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant