Prologue

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10 mars 1927. Lisbonne, Portugal.

La Praça do Comércio était déserte.

En cette froide soirée de mars, ce n'était pas une surprise. Le vent, soufflant de la Tage, était glacial, et de sombres nuages approchaient lentement d'un air menaçant. Peu de Lisboètes se risquaient donc à sortir hors de chez eux. Et ceux qui étaient obligés de le faire ne s'y attardaient pas. C'est en tout cas ce qu'avait remarqué Esther Macnair depuis son arrivée sur la grande place. Elle n'avait croisé, en tout et pour tout, que quatre personnes : un couple de retraités pressés et chuchotant en portugais, et deux restaurateurs fermant boutique pour la soirée.

Leur mine sombre et leurs traits tirés rappelaient à la jeune étrangère la rébellion miliaire qui s'était déroulée à peine un mois plus tôt dans cette ville et avait fait plus de soixante-dix morts. La nouvelle avait fait la une de tous les journaux, sorciers et moldus confondus. Cela avait rendu la jeune femme encore plus récalcitrante à l'idée de venir dans ce pays. Mais, comme pour chaque décision importante de sa vie, Esther n'avait pas eu son mot à dire.

Alors qu'elle ressassait dans sa tête les évènements qui l'avaient conduite à se rendre à Lisbonne, son pas ralentissait inconsciemment sur le sol en damier gris. Une personne curieuse, l'observant du bout de la place, aurait pu penser qu'elle profitait du crépuscule. Mais cela n'aurait pas pu être plus éloigné de la réalité. La vérité était que, sans même s'en rendre compte, Esther essayait de retarder l'inévitable, car elle n'avait tout simplement pas envie d'atteindre sa destination. Une personne sensée aurait alors pu lui souffler que rien ne l'obligeait à continuer son chemin, qu'elle pouvait faire demi-tour à n'importe quel moment, mais cela aurait été très mal connaître la vie d'Esther que de croire qu'elle avait le choix.

Bien entendu, elle avait pensé moult fois à faire demi-tour. Le soir de son départ, alors qu'elle dormait pour la dernière fois dans ses draps en soie, elle s'était imaginé hurler à en perdre la voix contre ceux qui lui imposaient de partir. Elle s'était aussi imaginée argumentant contre eux ; dans sa tête, elle avait même eu réponse à tout. Elle avait été prête à sortir de son lit et à aller les confronter. Puis, elle avait entendu un cri. Lointain, faible. Mais dont le message, limpide, lui avait fait resserrer les draps autour de son corps et fermer les yeux ; tout son courage l'avait quitté aussi rapidement que si on lui avait lancé un sort.

Ainsi, plutôt que de suivre ce que son cœur lui soufflait, Esther se retrouvait à Lisbonne et continuait inlassablement de mettre un pied devant l'autre. La jeune femme dépassa la statue de bronze du roi Joseph Iᵉʳ sans y jeter un seul coup d'œil. Elle avait les yeux rivés sur l'horizon, sur ce soleil qui partait se cacher derrière le fleuve, laissant sur ce dernier une teinte dorée éblouissante et colorant le ciel d'orange. Si Esther n'avait pas été d'une humeur aussi massacrante, elle aurait sûrement apprécié la beauté de ce qu'elle avait sous les yeux. Mais elle se contenta de traîner des pieds, serrant de temps à autre sa longue cape noire autour de sa petite taille afin de se protéger du vent mordant. Elle approchait du but. Elle pouvait voir d'ici les deux piliers blancs enfoncés dans l'eau. Le Quai des Colonnes, sa destination.

Elle accéléra le pas, prise d'une impulsion soudaine et étonnante d'en finir au plus vite. Après tout, le plus tôt elle serait arrivée, le plus tôt elle pourrait commencer sa mission, et par conséquent, la terminer et repartir. Elle continua donc son avancée rapide et la mallette en cuir foncé que la jeune femme tenait à la main se mit à cogner contre son mollet, marquant chaque nouveau pas.

À mesure qu'Esther s'approchait du fleuve, une pensée dérangeante prenait forme dans son esprit. Une pensée qui n'était pas nouvelle, mais qu'Esther avait jusqu'alors réussi à repousser. Cette fois-ci, elle ne put pas l'éloigner davantage, et elle se mit à considérer que ce départ pourrait lui être bénéfique. Outre le fait de montrer sa loyauté et de prouver sa valeur, cela lui donnait aussi l'occasion de s'éloigner de Florien pendant quelque temps. Peut-être finirait-il par lui manquer ? Sûrement finirait-elle par ressentir ce qu'elle était censée ressentir ? Du pouce, elle caressa distraitement son annulaire. Ou probablement que rien de tout cela ne finirait par arriver.

Elle soupira, serra le poing puis descendit les marches qui menaient aux deux piliers blancs. Bientôt, ses deux pieds furent sous l'eau. Puis ses mollets et ses cuisses.

Le fleuve, s'obscurcissant à mesure que le soleil disparaissait, semblait aspirer le corps de la jeune femme. Esther frissonnait, déjà glacée jusqu'aux os.

Maudissant cette ville et l'endroit décadent qui l'attendait, Esther s'approcha de la colonne de gauche, sortit sa baguette de l'intérieur de sa cape, et l'utilisa pour tapoter trois fois la peinture blanche du pilier. Aussitôt, de petites bulles se mirent à éclater à la surface de l'eau. D'abord une dizaine, puis au bout de quelques secondes, une centaine.

Quand le corps frêle de la jeune femme fut entouré de bulles, Esther expira, dans un mélange de colère et de lassitude, avant de se laisser tomber en avant.

L'eau glaciale eut tout juste le temps de l'avaler tout entière que, déjà, Esther se retrouva de nouveau debout. Elle ne se trouvait cependant plus dans le fleuve, mais au-dessus de celui-ci, sur une esplanade de bois mouillée et grinçante, s'étendant à perte de vue.

Esther ne perdit pas de temps. Frigorifiée, elle força ses doigts crispés à pointer sa baguette en bois d'if sur son corps et fit un mouvement de vaguelette. De l'air chaud vint subitement lui caresser le corps, dégageant dans un nuage de vapeur toute l'eau qui engorgeait ses vêtements.

Désormais sèche et réchauffée par son sort, Esther observa avec attention ce gigantesque ponton qui avait été camouflé à sa vue jusque-là. L'Esplanade Engloutie, comme la plupart des sorciers la surnommaient, ressemblait à toute autre place magique que la jeune femme avait connue, à la différence près qu'il régnait ici une atmosphère de désespoir palpable et lugubre. Une atmosphère qui aurait dû repousser Esther, mais qui, au contraire, lui sembla presque familière, sans qu'elle sache vraiment d'où lui venait cette sensation.

Plutôt que de s'attarder sur son ressenti, elle préféra avancer de quelques pas sur ce double, flottant, de la Praça do Comércio, qui se trouvait dans son dos. Sans surprise, les divers stands et boutiques qui se trouvaient le long de l'esplanade en bois étaient tous déserts. Les vendeurs étaient partis tôt, comme dans tout le reste de la ville. Sorciers comme moldus faisaient profil bas dans cette ville encore marquée par les combats.

Esther n'eut donc d'autre choix que de fixer son regard sur le grand chapiteau rouge qui trônait fièrement au beau milieu du ponton, en lieu et place de Joseph 1ᵉʳ et son cheval. Sa couleur vibrante détonnant au milieu des stands blafards et du calme de la nuit.

De grandes affiches encadraient l'entrée du chapiteau, chacune vantant les mérites d'une créature étrange qu'Esther aurait préféré ne jamais rencontrer. Malgré cela, la jeune femme se dirigea d'un pas décidé vers l'entrée, principalement poussée par le vent mordant qui faisait claquer sa cape dans son dos et faisait voleter ses longs cheveux blancs devant ses yeux.

Avant de se réfugier à l'abri, Esther s'arrêta quelques instants devant l'édifice de toile et de magie, qui était éclairé par une centaine de petites loupiotes.

— Musée des curiosités vivantes, lut-elle sur la bannière d'un jaune criard qui était étendue au-dessus de l'entrée.

Elle était arrivée devant son nouveau foyer. Il n'était désormais plus question de faire marche arrière. Le fameux cirque Arcanus se tenait fièrement devant elle. Son entrée sombre n'attendait qu'une chose : l'engloutir tout entière.

Double Jeu | Credence BareboneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant