Eaux troubles

I - 06

To, sourcils froncés, relève le menu devant ses yeux à l'instant où Xander et Apo, de l'autre côté du restaurant, tournent la tête vers elle. Heureusement pour elle, Apo est suffisamment absorbée par sa conversation avec son prince charmant pour la voir – elle n'est pas vraiment discrète, assise n'importe comment au bord de son siège, ostensiblement tournée vers son amie. Elle sait que c'est une mauvaise idée et elle n'arrive même pas vraiment à être désolée. Xander est flippant, Xander est flippant et elle est certaine depuis trois jours qu'il est même dangereux. Elle ne sait pas vraiment pourquoi elle a cette sensation mais elle a suffisamment eu l'occasion de mettre son instinct à l'épreuve pour savoir qu'il fallait mieux l'écouter et qu'en général, il avait raison. Il avait raison dans l'immense majorité des cas, même, et même si elle aurait aimé, au fond d'elle, qu'il se trompe cette fois, d'autant plus pour Apo et sa petite mine rayonnante, elle serre les dents en voyant le couple interagir. Xander est beau, To ne peut pas dire le contraire – on dirait un peu un chanteur de rock, avec ses tatouages, ses lunettes de soleil et ses slims noirs. Il est fin, élancé, pas du tout menaçant, devrait-elle même admettre si elle était honnête. Il a une voix douce et chaude, une expression absolument adorable quand il sourit et ses intonations de voix, du peu qu'elle en a entendu, sont agréables et chantantes. Bref, pas du tout l'idée qu'on se fait d'un cinglé – et pourtant, il y a ces avertissements au fond de son cerveau que To se refuse à ignorer. Il y a ces avertissements qui lui disent que tous les mecs sont des connards. Qu'ils ne cherchent qu'à entretenir leur relation asymétrique avec les femmes. Que leur seul désir est de posséder une femme parce que ça fait joli. Et elle a beau y réfléchir, elle ne trouve pas de contre exemple. Elle n'en peut plus de se faire aborder dans la rue, de devoir envoyer se faire foutre des gars à longueur de temps et de se faire insulter quand elle ose répondre.

Elle ne sait pas depuis quand ça lui a sauté aux yeux. Elle est presque sûre que ce n'était pas comme ça la semaine dernière, mais à force de voir Max vomir tripes et boyaux trois fois par jour et Apo babiller comme une abrutie à propos de son gars, To sent sa patience s'amenuiser un peu plus chaque jour. Elle avait beau essayer, elle n'y arrivait plus. Elle n'arrivait plus à faire semblant, à dire que tout allait bien – elle a même envoyé son père qui voulait lui faire dire qu'elle lui devait tout se faire voir se matin, sans une once de regret. Il y a des hommes partout, des hommes qui tentent de l'empêcher de faire ce qu'elle veut, des hommes qui veulent qu'elle se plie à ce qu'ils attendent d'elle, et ça la rend malade. To serre les dents en tentant de chasser cette idée de sa tête et elle sent ses sourcils se hausser quand de nouvelles personnes, là-bas, à l'autre bout du restaurant, rejoignent Xander et Apo. Il y a un grand gars à la peau foncé au sourire ravageur, un autre, plus petit, avec les joues roses et les cheveux blonds, et une fille aux longs cheveux bleus qui lance sur Xander et Apo un regard que To a fini par connaître. Ce regard qu'elle avait dû avoir sur Max et Antoine pendant toute leur histoire, ce regard qui puait la méfiance et la peur retenue. Elle se mord les lèvres une seconde ; Xander n'a pas l'air surpris de les voir là et Apo et lui déplacent même les tables pour ménager une place aux nouveaux venus. Est-ce que ce sont ses amis ? To fronce les sourcils en essayant de se rappeler ce que Max a dit sur Xander : il était en vacances ici, de passage avec des amis, mais il n'habitait pas dans le coin. De passage avec des amis... Elle s'était demandé comment Xander avait pu la trouver comme ça – comment avait-il pu trouver une fille comme ça qui était sur son lieu de vacances ? Est-ce qu'il avait réfléchi son truc ? Elle avait fouillé sur lui sur internet mais sans trouver grand-chose ; son profil FaceBook était vide, suffisamment vide pour ne même pas faire figurer ses tatouages alors qu'il était, selon Apo, tatoueur depuis des années. Aucune de ses œuvres, aucun commentaire nulle part, même, ce qui avait fini de convaincre To que ce n'était pas son vrai compte et ce qui l'avait inquiétée plus qu'elle ne l'aurait aimé. Le compte avait été créé trois mois auparavant, soit quand il avait commencé à fréquenter Apo, et il n'avait que très peu d'amis, à peine dix. Ça pouvait passer pour un compte d'une personne peu portée sur les réseaux sociaux, oui, mais To ne peut s'empêcher d'y voir plus. Elle ne peut pas s'empêcher de se dire que c'est étrange, et qu'il y a quelque chose derrière tout ça.