II - 03

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To relève la tête, essoufflée, pour voir la pinède partie en fumée. Elle jette un regard fasciné autour d'elle pour s'assurer que Max, Apo et Léni sont bien là, autour d'elle, et elle sent un rire lui monter au nez, un monstrueux rire lui monter au nez alors que les flammes mangent les sapins, là, à quelques mètres devant elle, toujours plus haut, que l'énorme nuage de fumée épaisse et noire commence à grignoter le ciel nocturne et qu'elle entend des cris horrifiés venant d'un peu partout. L'incendie doit être visible de partout, maintenant, y compris depuis la plage et depuis la fête du village. Les pompiers ne vont pas mettre longtemps à arriver, eux non plus, il faut qu'elles bougent. Maintenant. Elle ne sait pas pourquoi, elle ne sait pas comment. Elle n'a pas vu exactement ce qui s'est passé mais elle a senti la sensation étrange qui a rayonné partout, elle a senti cette énergie, elle a senti cette électricité la traverser, elle aussi, et elle sait que c'est Léni qui a fait ça. Elle sait que c'est Léni qui a fait brûler cette pinède, et elle sait aussi qu'Al a brûlé. Elle le sait au fond de ses tripes. Max regarde autour d'elle avec de grands yeux effarés et Apo, elle, a des traces épaisses de larmes sur les joues. En fuyant, en courant loin de l'incendie, elle a hurlé le nom d'Al, terrifiée à l'idée qu'il ait été pris dans les flammes.

To lui a parlé. Max et elle lui ont parlé, à vrai dire et lui ont fait comprendre que ce n'était pas normal – et ce qui lui a fait le plus mal, c'est cette lueur de compréhension au fond des yeux d'Apo. C'est cette lueur qui lui dit que son amie sait que ce qu'Al lui a fait subir n'est pas normal mais qu'elle est incapable de s'en sortir, de passer à autre chose. Al s'est infiltrée dans son cerveau, dans ses mécanismes de défense et maintenant, visiblement, il ne peut plus en sortir. Apo s'en engoncée jusqu'à la gorge dans une histoire de merde, une histoire de merde dont To et Max ont juré de la sortir. Elle savait que c'était une mauvaise idée de venir ce soir – ou plutôt, elle savait qu'il allait se passer quelque chose. Elle l'avait senti au fond d'elle. Apo avait promis de plaquer Al ce soir, et To s'était bêtement dit que la présence de Léni pouvait rassurer son amie ; après tout, elle aussi avait fait les frais d'Al quand elle était plus jeune. To secoue la tête en s'apercevant que ses pensées sont erratiques, désordonnées, et elle se force à respirer plus calmement et à enfoncer ses mains dans les poches de son short. Apo et Max se tiennent l'une contre l'autre et fixent l'incendie, l'une avec une lueur d'effroi dans les yeux, l'autre avec quelque chose qui ressemble à de la satisfaction, à de la détermination. Apo a l'air minuscule, comme ça, presque fragile, avec ses yeux clairs, ses cheveux décoiffés, les traces de larmes sur ses joues qui luisent dans la lumière de l'incendie – mais il ne fait pas assez sombre pour que To ne voie pas l'énorme hématome violacé autour de la gorge de sa meilleure amie, il ne fait pas assez sombre pour que To ne sache pas tout ce qu'Al a fait, et pour qu'elle n'ait pas conscience de tout ce que son amie ne lui a pas dit. A vrai dire, Apo ne leur a rien dit – elle s'est contentée de regards, de demi mots, de phrases voilées, et Max et To ont dû combler les trous, ont dû jouer de leur imaginaire pour compléter le tableau. C'était peut-être ça qui était le plus terrifiant, d'ailleurs : elles ne savaient pas exactement ce qu'Al avait pu faire, et elles savent que même en imaginant le pire du pire, ça n'est probablement qu'une fraction de ce qui a pu se passer. To connaît bien les mécanismes de défense, maintenant, et elle sait qu'Apo ne se mettra pas à parler avant un moment, un très long moment. De l'angoisse, de la peur, de la terreur, tout ça allait passer au dessus de ses souvenirs pendant des semaines, des mois, peut-être des années. Tout ça à cause d'un connard prétentieux. Tout ça à cause d'un gars cinglé incapable de se tenir – et puis, elle se reprend mentalement. Al n'est pas cinglé, elle le sait, les statistiques le savent, la société le sait. Al n'est pas et n'a jamais été cinglé, tout comme les gars, là-bas, qui les observent depuis les rondins sur lesquels ils sont assis, à une centaine de mètres d'elles, ne sont pas cinglés. Ces regards lubriques, dégueulasses, ces regards méchants, cette volonté de les posséder, de les toucher, de les faire leurs, ce n'est pas de la folie, ce n'est pas la trace d'une maladie ou d'un désordre psychiatrique. C'est la trace d'une éducation ratée, d'une éducation dans une société sexiste et misogyne qui la réduit, qui les réduit à l'état d'objet.

Eaux troublesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant